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J 9. « La croisière »

Mercredi 25 mars 2020. Neuvième jour de confinement

4ème défi. Ambiances sonores

Quatrième défi d’écriture proposé à distance par Carole Lacheray, qui anime l’atelier d’écriture à Trouville-sur-mer. Découvrez son blog (http://osezecrire.blog.free.fr) ou la page Facebook (https://fb.me/osezecrire), puis n’hésitez pas à vous lancer vous aussi, et à partager.

Les véhicules à moteur ont presque disparu. Le temps est suspendu. La ville ou le village semblent s’être endormis. Le tumulte des gens pressés s’est arrêté, laissant place à des sons que vous n’entendiez pas jusqu’alors. Écoutez… partagez avec nous ces découvertes sonores. Pour vous encourager, Victor Hugo lui-même s’est prêté à ce jeu !

PS : Et si vraiment vous habitez dans un endroit déjà isolé de la cohue habituellement (veinards !), imaginez ce que peut entendre un citadin désormais.

La croisière

Les mouettes avancent à la même vitesse que nous. Un petit groupe, une dizaine de goélands bruyants et criards, s’est stabilisé à notre hauteur et bat des ailes en rythme. L’oiseau à la tête du groupe crie plus fort que les autres et me regarde de son œil jaune perçant. À quelques mètres seulement, je vois son globe oculaire me fixer, par brèves saccades, toujours ramenées vers moi, comme vers un point de mire flottant. Je ferme les yeux pour avoir la paix. Le léger roulis du bateau ne me berce pas, il m’écœure. Quinze jours de croisière déjà, et pourtant, j’ai toujours le mal de mer. Le voyagiste m’avait garanti que cela ne durerait pas plus qu’un jour ou deux. On s’habitue après, vous ne vous en rendrez même plus compte, m’avait assuré l’infect commercial. Tu parles. Quand je pense que je lui ai filé deux ans d’économies, pour cette croisière de rêve. Un cauchemar, oui. Fixez la ligne d’horizon, me répète tous les jours le maître d’hôtel, ça vous stabilisera. Ah, on pourra dire que je les aurais vus, l’horizon bleu, la ligne infinie, la belle courbe océane, à m’en vider les tripes, à m’en dégoûter jusqu’à la fin de mes jours. Je ne rêve plus que de campagne, c’est vous dire, moi qui suis née en ville. Tous les matins, sur le magnifique pont de bois ciré, je me cramponne à mon transat pour me donner une illusion de stabilité. Mes doigts crochètent le bois de teck, imputrescible, arraché à quelque forêt lointaine. Mon dos s’enfonce dans le tissu de lin jaune, finement rayé de beige. Ma tête s’écrase dans le coussin molletonné et mes jambes se cachent sous un plaid assorti au transat. Le bon goût est dans les détails. Corsetée dans ce cercueil de luxe, je me concentre sur ma nausée. Le jus d’orange frais pressé, un des musts du petit déjeuner en première classe, me rend malade. Acidité et roulis font mauvais ménage. Des cris aigus me font sursauter. J’ouvre les yeux, par réflexe. Les goélands se sont encore rapprochés, ils volent maintenant sur la coursive du pont supérieur, comme pour me narguer, prêts à piquer au vol des miettes de brioche chaude. Le dominant me file encore un regard mauvais. Je les écarte des bras, du large, sales bêtes, je suis venue ici pour avoir la paix, pas pour me faire emmerder par des pigeons marins. Je redresse d’un geste machinal les branches de mes lunettes de soleil, soulève mes cheveux par l’arrière, abaisse mon chapeau à large rebords, cale confortablement chaque muscle de mon corps et m’enfonce dans la chaise longue du transatlantique. J’essaye de respirer au rythme du roulis et de m’y accorder. J’entends le clapotement des vagues, le bruissement de la mousse d’écume provoquée par l’étrave du navire, les cliquètements, couinements et grincements de la carcasse métallique géante. Tout un monde de métal vit, rouille, et souffre ici. L’air tourbillonne, capricieux, et vient par moments glisser sous mon nez, pour y déposer ses effluves iodés. Algues, sels, diatomées, particules microscopiques s’accrochent à mes narines, me rappelant, à chaque instant, où je suis : au milieu de rien, quelque part entre Cherbourg et New-York. Je soupire. Impossible de dormir, malgré la fatigue. Je saisis le polar qui traîne sur le plateau du petit déjeuner, entre la théière calfeutrée à l’anglaise et les tranches de brioche refroidies. Je lis quelques pages, sans conviction, et confonds les personnages, trop nombreux. J’aurais dû acheter des romans de gare, des intrigues à deux sous et trois héros. Quelque chose qui se lise tout seul, sans le moindre effort, sans concentration et sans mémoire. Quelque chose qui glisse sur l’esprit comme l’eau sur l’étrave avant de partir, rejeté au loin dans l’océan de l’oubli. Le roulis s’est estompé, la brise a cessé. Les cris des mouettes se font plus tendres, inoffensifs piaillements, presque mélodieux. J’ouvre lentement les yeux. L’horizon bleuté se teinte d’émeraude, les vagues scintillent au loin, laiteuses. Le bleu outremer devient franchement vert fluo. Les vagues se dissocient en vaguelettes, minuscules, allongées, fines et pointues. Le vent reprend et courbe leur sommet, les ondes dessinent des collines vertes, moutonnées de points colorées. Une tache sombre apparaît, se rapproche. Mon mari marche sur la pelouse, arrive sur la terrasse. Eh bien, installée comme ça, on dirait presque que tu es en croisière, lâche-t-il en passant devant mon transat. Quinze jours de confinement déjà, et l’esprit s’évade où il peut.

Isabelle Lebastard