Littérature > : confines

J 25. « Lettres de voyage »

Vendredi 10 avril 2020. Vingt-cinquième jour de confinement

8ème défi. Lettres de voyage

Huitième défi d’écriture proposé à distance par Carole Lacheray, qui anime l’atelier d’écriture à Trouville-sur-mer. Découvrez son blog (http://osezecrire.blog.free.fr) ou la page Facebook (https://fb.me/osezecrire), puis n’hésitez pas à vous lancer vous aussi, et à partager.

Il est temps de s’évader un peu, le soleil nous y invite. Alors voici le 8ème défi d’écriture :

Confiné : bouclé, isolé, cloîtré, enfermé… Peut- être, mais rien ne peut nous empêcher de rêver !Alors, je vous invite à partir en voyage. Fermez les yeux, inspirez- vous d’une musique, de l’odeur d’un plat exotique, d’un parfum, ou laissez simplement venir à vous les images d’un lieu imaginaire. Racontez votre périple dans une lettre adressée à un destinataire de votre choix. L’endroit que vous visitez est forcément insolite, pas forcément lointain. Ayez le regard curieux du voyageur qui découvre un lieu. Éveillez tous nos sens pour que nous puissions partager votre flânerie. Bon voyage !

Lettres de voyage

Ma très chère,

Ainsi nous voici partis, pour ce voyage au long cours, ce périple incertain, qui séparera notre amour pendant bien des années. Tes pleurs hier au soir, ma douce, ont failli vaincre ma résolution et réduire à néant ces mois de préparation. Mais ce matin à l’aube, j’ai su que mon devoir m’attendait. Comme des générations de marins avant moi, j’ai senti le frémissement de l’aventure au moment du départ. Nous avons largué les amarres. J’ai quitté l’anse de tes bras, la baie de tes seins et le havre de ta couche pour l’univers froid et masculin de la Santa Maria.

Ma promise,

Quelques jours de voyage à peine et déjà, j’ai pris l’habitude de ces lettres. Elles me sont devenues nécessaires. Je t’écris chaque soir, fidèle à ma promesse épistolaire. Je saisis ma plume, ferme les yeux, et ton image surgit, ton doux visage se dessine. Te voici muse, inspiratrice d’un navigateur qui n’avait rédigé, avant de te connaître, que de sinistres rapports d’exploration. Il n’y a pas de porteur de nouvelles à bord, bonnes ou mauvaises, aucun coursier pour te faire parvenir mes pensées. Je plie soigneusement ma lettre, la baise tendrement puis la range dans ce coffret de bois précieux que tu m’as offert. Tu les liras toutes, si Dieu le veut, à mon retour.

Mon aimée,

Le vaisseau grince et tangue. Il se fraie péniblement un chemin dans un milieu hostile et froid. Un vent chargé de méchantes poussières a fatigué nos voiles la semaine dernière. La solitude à bord se fait sentir, même si notre équipage est aguerri aux longues traversées. Je dors mal, toi aussi peut-être. La nuit souvent, lorsque je ne suis pas de quart, je me prends à rêver de toi, seul dans ma cabine de capitaine. Je lève la tête vers la voûte céleste, d’un noir si profond et pourtant chargée d’étoiles. Je me demande si le ciel que nous observons d’ici est le même que celui qui veille sur tes nuits, ma douce. Nous sommes si proches et je me sens déjà si loin. Les constellations dessinées par les Dieux nous seront-elles clémentes, à toi comme à moi ?

Mon amoureuse,

J’aimerais te donner de bonnes nouvelles, mais hélas je n’en ai pas. Le navire est en deuil. Hier, en pleine nuit, nous avons perdu notre premier homme. Nous essuyions une affreuse tempête lorsqu’un jeune appelé s’est porté volontaire pour sortir, grimper sur le mât et tenter de réparer un filin brisé. Une secousse l’a détaché du navire, il a sombré. Personne n’a pu lui venir en aide, il avait déjà disparu, engouffré par l’obscurité. Le moral de l’équipage est au plus bas. Je dois resserrer la discipline pour nous donner un semblant de structure. Nous devons poursuivre le voyage.

Ma chérie,

Six mois ont passé. Le navire a subi une tempête, plus terrible encore que la précédente. Un gros grain nous est tombé dessus. Nous avons dévié un moment de notre trajectoire, nos instruments de bord ne répondaient plus. Nous avons crus être perdus, je peux te l’avouer aujourd’hui. Nous aurions pu être condamnés à errer sans fin et sans but dans un vaisseau fantôme. Mais c’était sans compter sur l’habileté et la dextérité de mes hommes, aventuriers et réparateurs sans pareil. Mes hommes qui ont mille fois côtoyé la grande faucheuse et qui, mille fois, ont échappé à ses filets. Mes hommes que je bénis en ce jour.

Mon élue,

Un an depuis notre départ, déjà. Je n’ai pas respecté notre serment et ne t’ai pas écrit tous les jours. Sauras-tu me pardonner cette faiblesse ? La solitude des grands espaces nous rend fous, je le sens, je le sais. Le silence insupportable, sans nulle âme qui vive, et les tempêtes insurmontables auront raison de nous. Je me rends compte de l’insanité de notre démarche, de la folie de ma quête. Dans les moments de désespoir les plus profonds, ton amour me maintient à flot, ainsi que l’engagement pris auprès de notre Roi. Je suis un homme de parole et d’honneur, tu le sais. J’ai accepté cette mission sur la Santa Maria, je dois assumer ma décision. Même si ce voyage sera un aller sans retour. Te reverrai-je un jour ?

Mon amour,

Je relis ma dernière lettre. Mon Dieu, qu’ais-je donc osé écrire ! Non ! Je dois me ressaisir. Je dois reprendre confiance en ma mission, en notre mission. Un capitaine ne doit pas défaillir, il doit être celui qui insuffle le courage et la détermination à ses hommes. Mais cette solitude ! La noirceur de ce ciel ! L’immensité de ces espaces, sans rien pour accrocher le regard, pas même un minuscule bout de rocher pour y faire escale ! Cet après-midi, je me suis enfermé dans ma cabine. Devant mon miroir, j’ai répété mon nom : Christophe C., Christophe C., des dizaines de fois, jusqu’à me persuader de mon existence. Puis, j’ai fait l’effort de me raser et de me tailler la moustache. Je dois donner l’exemple et être présentable à mon équipage.

Ma biche,

Terre en vue ! C’est extraordinaire ! Inattendu ! Rien, sur les cartes que nous avons, pourtant détaillées, ne prédisait la rencontre avec une terre. Aurions-nous, suite à ces tempêtes à répétition, dévié de notre trajectoire ? Avons-nous, vent arrière, navigué plus vite que nous le pensions ? Accosterions-nous déjà sur la terre promise ? L’équipage est fou de joie. Qu’importe si la destination est atteinte ou si nous sommes réellement perdus. Ce qui compte, pour ces malheureux, c’est bien de sortir du navire, de mettre pied à terre, et d’explorer ce nouveau territoire. Et bien entendu, de s’y procurer des vivres frais.

Mon adorée,

Depuis quelques jours, nous vivons une expérience incroyable. Les indigènes de ce nouveau monde nous prennent, de toute évidence, pour des dieux débarqués d’on ne sait où. À moitié nus, vêtus seulement de colifichets et coiffés de plumes, ils nous servent sur de grands plateaux les mets les plus délicats qui soient. Je découvre chaque jour de nouvelles variétés de fruits. Ils nous abreuvent de nectars sucrés, d’hydromels et de douces liqueurs. Ils offrent leurs femmes aux membres de l’équipage, afin que nous les honorions. Ne sois pas jalouse mon aimée, malgré le temps et la distance, je sais et je veux te rester fidèle.

Ma désirée,

Plusieurs semaines ont passé. Malgré tous nos efforts, et l’aide de notre scientifique versé aux langages des peuples primitifs, nous n’arrivons pas à comprendre ces sauvages emplumés. Oui, tu l’auras deviné, mon opinion à leur sujet a évolué depuis notre accostage. D’ailleurs, nous demandons-nous, sont-ce bien des hommes ? Je t’avoue que nous sommes venus à en douter sérieusement : ces sauvages rient lorsque nous nous fâchons, ils nous cèdent leurs femmes comme s’ils ne connaissaient pas les règles sacrées du mariage, et ignorent les métaux rares, présents partout, qui ont moins de valeur à leurs yeux qu’une simple baie ou autre fruit exotique.

Ma choisie,

Je t’écris du vaisseau, où l’équipage et moi-même avons dû nous replier d’urgence. Les sauvages ont dévoilé leur véritable visage : celui de barbares. Ils ont tué et massacré plus de trente de mes hommes. Pour une seule pauvre raison : mon équipage avait commencé à creuser une carrière afin d’en extraire le précieux minerai. Ces sauvages ne l’utilisent pas, mais il semble qu’il leur est sacré : impossible d’y toucher sans attiser leur courroux. Ils font le siège de notre navire, nous ne pouvons plus sortir, pas même pour nous procurer de la nourriture, sans risquer de recevoir leurs fléchettes empoisonnées.

Ma tendre,

La mission est avortée. Nous devons rentrer sans avoir achevé notre périple, cette aventure autour du monde. Tout au plus ramenons-nous dans nos soutes quelques échantillons de végétaux, et une poignée de ce rare minerai. J’ai décacheté aujourd’hui les consignes du Roi en cas d’urgence, gardées sous scellé jusqu’à ce jour. Pour le retour, je n’utiliserai pas les voiles solaires. Le Roi nous autorise à passer le vaisseau en vitesse supraluminique, et à mettre sous hibernation cryogénique tous les membres de l’équipage qui ne sont pas indispensables. J’estime la durée de notre voyage vers la planète Terre à trente-trois jours, deux heures et vingt-sept secondes. De notre côté temporel, bien sûr. Grâce aux lois de la relativité générale, je n’aurai pas trop vieilli pendant notre périple, et je t’aimerai toujours, même avec les quelques rides qui orneront ton doux visage. Nous pourrons alors enfin célébrer notre union.

Ton Christophe, capitaine du Santa Maria, vendredi 10 avril, an de grâce 2492.

Isabelle Lebastard