Littérature > : confines

J 16. « Autonomie »

Mercredi premier avril 2020. Seizième jour de confinement

6ème défi. L’incipit

Sixième défi d’écriture proposé à distance par Carole Lacheray, qui anime l’atelier d’écriture à Trouville-sur-mer. Découvrez son blog (http://osezecrire.blog.free.fr) ou la page Facebook (https://fb.me/osezecrire), puis n’hésitez pas à vous lancer vous aussi, et à partager.

On appelle « incipit » les premières lignes d’un récit. Le mot vient de la formule latine « incipit liber », « ici commence le livre ». En voici quelques exemples célèbres : L’incipit de Lolita de Nabokov : « Lolita, lumière de ma vie, feu de mes reins. » L’incipit de Du côté de chez Swann de Proust : » Longtemps, je me suis couché de bonne heure. » L’incipit des Aventures de Télémaque de Fénelon : « Calypso ne pouvait se consoler du départ d’Ulysse. » L’incipit de L’Étranger de Camus : « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. »

Je vous propose de commencer votre incipit par : « Il (ou elle) n’aurait jamais pensé faire cela un jour… » et de poursuivre l’écriture de votre texte. Et oui, ce confinement amène chacun de nous à rompre avec ses habitudes et à tenter de nouvelles expériences. Votre personnage se surprend lui -même de ce qu’il a entrepris, c’est pour le moins inattendu de sa part ! Évidemment toute ressemblance avec des personnes existantes serait purement fortuite…

Autonomie

Elle n’aurait jamais pensé faire cela un jour. Aller fouiller dans la buanderie. Chercher le Destop, des gants de ménage, et la fameuse ventouse rose. S’accroupir devant les chiottes. Retenir sa respiration et pomper. Entendre le bruit répugnant de succion, rythmique, suivi des gargouillis et remontées de matières innommables. Retenir sa respiration. S’en vouloir de n’avoir pas pensé à mettre un tablier et prier pour ne pas recevoir de projections. Tirer la chasse une fois. Inspirer. Recommencer à pomper, plus écœurée par le bruit abject que par ce qui remue sous la ventouse rose. Tirer la chasse une deuxième fois. Asperger d’Harpic parfum lavande. Retirer la chasse. Asperger de Canard WC senteurs marines. Laisser agir sans tirer la chasse. Retourner dans la buanderie. Retenir son souffle. Laver la ventouse, la passer à la javel, la rincer et la ranger au fond du placard, en bas à droite. Inspirer. Yes. Le plombier, qui a refusé de passer pour un simple WC bouché, peut aller se faire voir. Retourner au salon. Sur le canapé, son mari regarde sans elle un nouvel épisode de la série Brooklyn 99.

Elle n’aurait jamais pensé faire cela un jour. Aller fouiller dans le garage. Ouvrir les unes après les autres des caisses de matériel mal rangé. Rallonges, prises, tournevis, pinces, et même des boîtes de vis ouvertes dont le contenu, répandu au fond des caisses, accompagne d’un roulis métallique sa fouille frénétique. Elle s’énerve, grommelle, puis jure à haute voix. C’est pas possible, il doit bien y avoir une ampoule de rechange qui corresponde. Où est-ce qu’il les fout, ses ampoules ? Elle finit par dénicher la caisse convoitée, à côté du matériel de camping, cherchez la logique. Elle en prend trois ou quatre qui semblent convenir, elle ne comprend rien aux voltages, aux ampères, aux LED, aux néons. Elle entre dans leur chambre, s’assoit sur le lit avec ses ampoules et les teste, une par une, sur sa lampe de chevet. La troisième est la bonne. Ouf ! Elle l’a échappé belle : les magasins de bricolage sont fermés. L’ampoule émet une lumière jaunâtre et faiblarde, mais c’est mieux que rien. Si elle ne peut même plus lire au lit le soir en ces temps de confinement, elle est morte. Dans le salon, l’œil vide, son mari reste figé devant le générique d’un énième épisode de Prison break.

Elle n’aurait jamais pensé faire cela un jour. Le lave-vaisselle crache une mousse suspecte. Des litres d’eau saumâtre se déversent sur le carrelage de la cuisine. Elle éponge ce qu’elle peut et place des serpillières sur le sol. Elle ouvre la gueule de l’engin et comprend tout de suite le problème : l’eau ne s’écoule plus, le filtre est bouché par des vieux restes de nourriture. Elle essaye de le démonter, n’y arrive pas. Soupirs. Bon, il va falloir se lancer. LD 503-C. Elle note la référence, allume son PC et se connecte. Elle galère un peu, la connexion est si mauvaise depuis trois semaines. Normal, tout le monde est sur internet en ce moment, à essayer de travailler, de s’informer, de parler avec sa famille, à jouer avec des amis, regarder des séries non-stop, comme son mari, chercher des recettes de cuisine, des cours de yoga, des tutos de méditation. Le site officiel du constructeur ne donne que les références des pièces de rechange. Neuves et hors de prix, évidemment. Elle est à deux doigts d’abandonner, de refermer rageusement l’écran de son ordi. Après tout, en dehors de Facebook et Copains d’avant, elle n’a jamais su faire une recherche sur la toile. Elle se remotive, continue à surfer et atterrit sur un forum de bricolage au féminin. « Votre lave-vaisselle est bouché ? » Voilà, c’est la bonne question ! Dévisser ceci, ouvrir cela, manipuler ce truc, secouer ce bidule. Elle prend des notes. Ça n’a pas l’air bien sorcier. Elle y arrive. Elle est fière d’elle. Aller tiens ! Elle se décapsule une bière, à sa santé. Dans le fauteuil, son mari fait sa sieste. Le dernier épisode de New-York, unité spéciale s’est terminé sans spectateur.

Le confinement s’achève. Ils peuvent enfin sortir, ahuris, repeupler ces rues désertées, ces magasins oubliés, ces parcs revenus à l’état sauvage. Mais surtout, elle se sent libre, grande, forte et autonome. Elle n’a plus aucune raison de rester. Elle va enfin pouvoir se barrer, loin, très loin de son mari. Elle n’aurait jamais pensé faire cela un jour.

Isabelle Lebastard