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J 12. « L’anniversaire »

Samedi 28 mars 2020. Douzième jour de confinement

5ème défi. Hallucinations

Cinquième défi d’écriture proposé à distance par Carole Lacheray, qui anime l’atelier d’écriture à Trouville-sur-mer. Découvrez son blog (http://osezecrire.blog.free.fr) ou la page Facebook (https://fb.me/osezecrire), puis n’hésitez pas à vous lancer vous aussi, et à partager.

Au pays des merveilles…

Boris Cyrulnik, neuropsychiatre, déclarait dans un article du journal Ouest-France, ce matin, que l’isolement pouvait provoquer des hallucinations : entendre des voix par exemple. Pour ma part, je préfère parler d’imagination salutaire. Il me semble qu’il est tout à fait normal de parler aux animaux, aux végétaux, au mur, aux objets, et que la moindre des choses est que nos interlocuteurs nous répondent. Il s’agit de politesse, pas d’hallucination ! J’en discutais ce matin avec ma tasse de café… D’ailleurs vous aussi, depuis ce matin, vous dialoguez avec une de vos plantes, un animal, ou un objet de votre choix.

L’anniversaire

Mardi

J’ai toujours eu peur d’avoir cinquante ans et redouté comme la peste ce jour terrible, dès mon plus jeune âge. D’aussi loin que je me souvienne, je n’ai jamais voulu vieillir. Chaque décennie qui s’achève est une épine dans mon âme. Chaque décennie qui commence, un territoire ennemi à défricher. Cette relation au temps, paradoxale, me fait mépriser le passé, appréhender l’avenir et accorder trop d’importance au présent. Un présent qui, en conséquence, me déçoit souvent. Alors, évidemment, ce mardi, lorsque nos enfants, venus spécialement des quatre coins de la France pour me faire une surprise, ont débarqué sourire aux lèvres, je me suis effondrée. « Joyeux anniversaire maman ! » a chanté en chœur ma progéniture sur le seuil de la porte, gâteau géant à la main. J’ai ravalé mes larmes et fait bonne figure. Après tout, ce n’est guère qu’une fois l’an que nous avons l’occasion de réunir nos enfants. L’aîné travaille loin, le cadet est surbooké, le benjamin bosse la nuit et la petite dernière étudie. Dans le meilleur des cas, les croisements durent deux ou trois jours en plein cœur de l’été, et rarement plus de quarante-huit heures à l’époque de Noël. Et quant au jour de l’an, cela fait une éternité que nous ne l’avons plus passé tous les six. Il y en a toujours deux ou trois qui manquent, au bas mot. Le gâteau est excellent : une forêt noire, moelleuse, riche en moka et chantilly. Les gamins connaissent mes faiblesses. Nous avons débouché le champagne, rit, pris des photos de groupe, raconté des anecdotes, repris des photos, repris du gâteau. J’étais heureuse. Mon mari et nos enfants aussi. Je me suis couchée ce mardi soir plus tout à fait certaine de détester le jour de mes cinquante ans. Un jour vraiment différent des autres, dont je me souviendrai longtemps. Avant de m’endormir, les yeux tournés vers le plafond, j’ai fait un vœu. On peut s’autoriser à faire un vœu le jour de ses cinquante ans, non ? (je voulais me dédouaner de cette mièvrerie). Après tout, un vœu tous les cinquante ans, cela ne fait que deux vœux par siècle. Une fréquence acceptable pour toute instance supérieure digne de ce nom, décidai-je. Alors, allons-y ! « Que ce bonheur ne s’arrête jamais ! » Une telle journée est unique dans ma vie. Formulons mieux notre vœu : « Que plus jamais je ne vieillisse ! » Mon Dieu, vous qui êtes tout puissant, faites que demain matin à mon réveil, « j’ai pour toujours, cinquante ans pile-poil et pas un jour de plus ! »

Mercredi

J’ai dormi d’un sommeil serein, peuplé de beaux rêves. Mercredi commence, sous un radieux soleil printanier. Dans le jardin, les oiseaux gazouillent à tout-va, l’herbe normande photosynthétise elle aussi à tout-va, et les bourgeons s’ouvrent, poussés par une sève ascendante. Je revis la joie d’un petit déjeuner familial. Notre fils cadet avait filé à la boulangerie. Des croissants chauds m’attendent, le café sent bon. Nous sommes assis, tous ensemble, réunis autour de la petite table de cuisine. Un instant de bonheur comme on en fait peu, aussi fugace qu’intense. Nos liens resserrés comme nos corps d’adultes, jouant des coudes sur la table de formica chargée de souvenirs. Une image d’Épinal du bonheur familial, une publicité pour Ricoré, un tableau vivant. L’après-midi s’écoule, tout en douceur et en jeux. Personne ne semble pressé de partir, de retrouver sa voiture, son bureau, son boulot, sa ville. Que c’est bon d’avoir cinquante ans, cinquante ans tout rond !

Jeudi

Le matin, ma fille nous prépare des pancakes. Moi, je dis toujours crêpes, mais notre petite dernière préfère pancakes. Depuis combien de temps ne nous avait-elle plus fait de crêpes ? Dix ans, peut-être. Le soir, nous nous retrouvons autour de jeux de société. Mon mari gagne au Uno pendant que je perds au Monopoly. Les enfants tentent de nous expliquer un jeu de plateau, en vain, car nos capacités d’assimilation de règles nouvelles sont saturées depuis longtemps. À l’heure du coucher, personne ne fait sa valise, personne ne consulte son GPS, personne ne met son réveil pour le lendemain.

Vendredi

Je m’éveille sous un soleil radieux avec le chant des oiseaux. Une nouvelle et magnifique journée de printemps normand commence. L’odeur du café se faufile depuis la cuisine. Je déjeune avec mes enfants. Je passe l’après-midi à jardiner, pendant qu’ils jouent en ligne avec des amis, à des kilomètres d’ici, un mystère informatique qui ne cesse de m’étonner. Le soir, tout le monde est encore là. Vraiment, tout à fait incroyable, me dis-je. Depuis combien d’années n’avions-nous plus passé autant de temps ensemble ? Je ne compte plus. Mon mari fait un barbecue. On dirait l’été, mais nous ne sommes qu’au mois de mars, et je viens d’avoir cinquante ans.

Samedi et dimanche

Un parfait week-end familial. Le baromètre semble bloqué sur plein soleil. La lumière est surréaliste. Pas un nuage ne vient ternir ce printemps extraordinaire. Journées de l’enfance retrouvées : quatre adolescents revivent à la maison, que dis-je, quatre gamins. Je fais les repas – nous sommes six mais nous mangeons pour dix -, la vaisselle, le linge, mon mari s’occupe des courses et du ménage. Ouf ! Nous n’avons plus l’énergie de nos vingt ans, mais c’est si bon d’être tous ensemble. Les mots travail, salaire, études, embauche, ont mystérieusement disparu du vocabulaire de ma grande tribu. À la place, de nouveaux termes abscons sortis de jeux vidéos font leur apparition. Je n’essaye même pas de vous les reproduire ici. Je me couche assez fatiguée le soir, mais heureuse de cette maison grouillante de vie et d’énergie, de désordre vivant et de moments chaleureux. J’ai tout juste cinquante ans et je les assume pleinement.

La semaine d’après

Le jardin est magnifique, les cerisiers sont en fleurs. Comment ais-je pu ne pas le remarquer ? Un malaise s’insinue en moi, étaient-ils vraiment fleuris, hier ? Mais j’oublie ce doute, aussitôt, et me concentre sur le bonheur de vivre la parfaite journée de mes cinquante ans. Le beau temps est immuable, ainsi que nos barbecues sur la terrasse, nos après-midis jeux de société et nos soirées télévision.

Quelques autres semaines plus tard

Le bonheur a un goût de répétition. Est-ce un écrivain célèbre qui a dit cela ? Il s’est planté, si vous voulez mon avis. Le bonheur, c’est l’instant unique, celui qui ne dure pas, qui s’échappe de vos mains comme le filet d’eau fraîche recueilli sous une fontaine. Ce que je vis chaque jour ressemble au bonheur pur, mais en fait, s’en éloigne de plus en plus. Trop de bonheur nuit au bonheur ? Mais bon, il serait malvenu de me plaindre. C’est bien moi qui ai demandé à revivre le jour de mes cinquante ans, éternellement. J’ai eu ce que je voulais.

Une ou deux semaines de plus

Je n’en peux plus de cette lumière tous les matins, de ce soleil qui n’arrête pas de briller, de ce temps printanier, de cette herbe trop verte et de ces fruitiers qui explosent de fleurs. Je n’en peux plus de ce bonheur familial stéréotypé. Je n’en peux plus de voir mes quatre enfants chéris dans tous les coins de la maison, mais aussi de voir leur linge, leurs tasses à café, leurs chaussures et leurs chargeurs traîner partout à toute heure. Je n’en peux plus, tout simplement, de vivre encore et encore la même journée parfaite de mes cinquante ans.

Le lendemain

Vivre à nouveau la même journée ? Vous plaisantez, j’espère ? Pas moi. Aujourd’hui, je renonce solennellement à mon vœu. Je l’ai assez vécue cette journée, j’en ai eu tout mon soûl de ce mardi 17 mars, jour fatal de mon demi-siècle. Oui, que le cours de la vie reprenne.

Je sors pieds nus dans le jardin désert en cette heure matinale, foule la pelouse parfaite perlant de rosée et hurle aux fruitiers croulant de fleurs: « C’est bon, Dieu, ça va, j’ai compris la leçon, j’accepte de vieillir ! »

Ma fille surgit derrière moi. Je ne l’avais pas entendue arriver. Elle me fixe, les yeux écarquillés : « Tu vas bien maman ? Atterris, voyons ! Ce n’est que la huitième semaine de confinement !  »

Isabelle Lebastard