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Rencontre


La seule solution restait de le tuer.
Tuer. Tuer. Je le tuerai. Je te tuerai. Lisbeth braillait dans l’habitacle cette litanie, tapotait le volant en rythme, protégée des oreilles étrangères par l’épaisseur du plastique et le bruit du diesel. Le cordon gris de la nationale ondulait au milieu de haies normandes défeuillées en cette période de l’année. La verdeur intemporelle des champs transperçait les traits arbustifs d’une palette nerveuse et venait rehausser le revêtement synthétique à coup de touches fluo. Dans la campagne du pays d’Auge, tout était beau, mais avec cette lumière d’hiver, pourtant sans pitié, tout se magnifiait en peinture paysagère. Un tableau vivant traversé par le flux du quotidien. La route symbolisait la flèche du temps à travers les siècles.
Le tuer, oui, je veux le tu-er. Le verbe devenait mélodie, se développait en variations rimées. Les syllabes s’accentuaient, se modifiaient. Tu -êêêê, tu- ééééé – pour qu’il ne soit plus, justement. Plus de ce monde. Plus dans ses pensées.

Lisbeth n’avait jamais pratiqué le meurtre. Elle avait bien cherché une solution sur Google, laissant ça et là des traces de son passage virtuel, l’historique de ses recherches maladroites sur l’art de perpétrer le crime parfait en 2017. Elle avait commencé par la noyade. Christian nageait en toutes saisons à Deauville. En solitaire, quelle que soit la météo. Elle s’était imaginée louant une barque de pêcheur et se retrouvant sur sa trajectoire. Elle avait entendu les saccades de l’hélice au moment où celle-ci passait Christian à la moulinette sous son bateau et le transformait en viande hachée, vite avalée par les bars et les mulets. Elle s’était vue aussi, dans une variante proche mais toujours aquatique, l’assommer à grands coups de rame ou encore lui maintenir la tête sous l’eau à deux mains avec des gants jaunes de marin, ne relâchant sa pression que lorsque les derniers soubresauts corporels auraient cessé. Mais, dans cette solution-là, il y avait toujours un gêneur, en train de les observer. Presque du voyeurisme. Un couple se promenant sur la plage non loin de laquelle Christian nageait. Un pêcheur, obstiné à relever ses casiers de crabes, même sous la pluie. Pas moyen de noyer tranquille.

Christian pratiquait aussi l’équitation. Ce cliché dans la région, quel conformisme. Elle l’avait suivi aux coins des chemins forestiers, connaissait ses habitudes et ses parcours. Sur Internet encore, source de tout le savoir, elle avait recherché le moyen d’étrangler un homme en faisant croire à un accident. Dans ce cas précis, il fallait que l’étranglement ressemble à une chute de cheval. Pour cela, Lisbeth avait étudié les types de lésions post-strangulatoires, le saignement pré mortem et la coagulation post mortem, la profondeur du sillon sectionnant la trachée, l’angle d’attaque simulant le fouettement d’une branche basse, ainsi que la possibilité de fabriquer un cordon végétal imprimant, à s’y méprendre, des fragments d’écorce sous l’épiderme écrasé. Malheureusement, Lisbeth ne montait pas, et, plutôt mauvaise en mathématiques, coinçait au niveau de la vitesse du cheval de Christian. Comment faire pour le rattraper en route, sur un chemin boisé, et l’attaquer par derrière ? D’autre part, si elle optait pour l’affût, escaladant un arbre et s’y cachant, comment opérer cette pêche à la ligne en forêt sans laisser filer sa proie ?

Lisbeth avait fini par renoncer à ces deux possibilités, suffisamment littéraires et romantiques à son goût, mais trop difficiles à basculer vers ce monde physique, qui échappait aux maladresses des idéalistes comme elle. Ces derniers temps, elle s’orientait vers une troisième voie : le meurtre à domicile, camouflé en cambriolage raté. Solution banale, elle en convenait, mais parfois rien ne vaut un bon vieux classique. Elle planchait donc, toujours via Google, sur les techniques de forçage des serrures et les méthodes de reproduction de fausses clés. Big Brother et le Bureau International de Surveillance Informatique devaient déjà en avoir déduit qu’elle compilait du matériau pour écrire un roman policier.

Elle en était là de ses extrapolations et ruminations, ce vendredi matin du 30 janvier, lorsque, à l’autre extrémité de la grande ligne droite qui séparait Livarot de Lisieux, dans le paysage impressionniste normand précédemment décrit, elle l’aperçut, fonçant dans sa direction. Aucun doute n’était possible : cette ridicule petite voiture rouge, émanation malsaine de son penchant machiste, symbole simpliste du complexe de la petite bite, ne pouvait être que la sienne. Le trajet et l’heure correspondaient. Il lui arrivait en effet assez souvent de le croiser, et ces rencontres fortuites, aussi rapides qu’un éclair photographique, la soumettaient à l’impact de son visage, autant haï qu’adoré. Elles emplissaient les heures suivantes du souvenir rafraîchi de ses traits. Lisbeth ne pouvait se défaire de cette impression jusqu’au soir, comme d’une persistance rétinienne créée par une brûlure. Elle mettait du temps à s’endormir derrière l’obscurité enfin retrouvée de ses paupières. L’ensemble des visages rencontrés lors de ces journées spéciales s’effaçait devant la dictature absolue de celui qu’elle ne pouvait, justement, effacer de sa mémoire par la seule action de sa volonté.

Lisbeth fonçait, presque aussi vite que Christian, chacun allant, comme deux amoureux qui s’élancent, à la rencontre l’un de l’autre. L’avait-il aperçue, lui aussi ? Était-il, comme elle, équipé de radars qui lui permettaient de sentir sa présence dans une foule paisible se promenant par les rues piétonnes, de distinguer son crâne arrondi dans une assemblée de citadins en marche, de reconnaître un pan de sa veste brune au milieu de dizaines d’autres en mouvement ? Elle en doutait. Plus vraisemblablement, il devait appuyer sur le champignon pour une réunion en retard, écouter ses messages, taper quelques textos tout en conduisant, mais surtout, ne pas penser à elle : cette chance qu’il avait, lui, d’être libre de ses pensées.

Autour d’eux, la campagne était si belle. Le cadre parfait pour un plan de film, se dit Lisbeth. Les haies réduites à leur plus simple expression libéraient le paysage environnant. La petite route grise n’était plus un affront dans le tableau, elle appartenait au décor, mieux, elle en était devenue l’élément majeur. Elle zippait les deux moitiés de la scène, côté cour et côté jardin. Nos héros de tragédie grecque, drapés dans leurs habits métalliques, à la rigidité moderne, entraient en même temps pour la scène finale. L’affrontement. Elle en eut immédiatement l’intuition. Elle était là, l’opportunité, l’occasion unique. Le crime parfait lui tendait les bras. Sans natation, sans équitation, ni cambriolage inutile. Laisser se dérouler le tapis roulant de l’histoire, les yeux grands ouverts pour ne pas en perdre une miette. Le visage de Christian se rapprochait de micro seconde en micro seconde. Le temps s’était infiniment ralenti, comme fluidifié sur la rivière grise de l’existence. Elle pouvait déjà distinguer chacun de ses traits, qu’elle connaissait par cœur. Il suffirait de donner, au dernier moment, un très léger coup de volant sur la gauche. Vraiment très léger. Vraiment parfait. Absence de preuves. Qui saura jamais quoi ? Les deux visages se rapprochaient encore, si lentement, flèches directionnelles inversées, Cupidons croisés. Il m’a reconnue. Un haussement de sourcils peut-être chez lui, des globes oculaires à peine arrondis. Cette folle va me rentrer dedans. La rencontre amoureuse, chaque visage se précipitant vers l’autre. Mais qu’est-ce qu’elle f… Le visage de l’un pénétrant le visage de l’autre. Un baiser, encore plus écrasé que les baisers passionnés d’un autre temps. Orgasme majeur. Chairs interpénétrées, ne faisant plus qu’une, à jamais. L’impossible séparation. Mon amour, ma passion, ma haine. Éclats de verre, de métal, de lumière. Touches vermillon sur l’herbe normande. Brillance. Rires. Révérence.
Rideau.

© Isabelle Lebastard