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La métafofose

3 décembre

Alice ouvrit grand les yeux.
– Ça veut dire quoi, maman, méta, méta…fofose ?

La petite fille se redressa dans le lit. Elle fixa de ses prunelles bleues sa mère, assise à ses côtés, livre de contes à la main.
Mélanie partit d’un rire tendre.
– Ha ha, ma chérie, c’est un mot bien compliqué ! Mé-ta-mor-pho-se, ça veut dire… et bien, en fait, hum, ça veut dire …
– C’est quand la grenouille elle devient le prince charmant ? répondit tranquillement Alice en pointant du doigt le batracien vert sur papier glacé.

Alice adorait que sa mère lui fasse la lecture chaque soir. Pour l’enchantement des belles images qui la faisaient voyager vers des mondes magiques. Pour se laisser emporter par la voix aimée de sa mère, qui vibrait au rythme des émotions rencontrées en chemin. Mais aussi pour le plaisir animal, presque charnel, de retenir à côté d’elle cette présence chaude et rassurante, qui sentait bon la maman.
Aujourd’hui était un jour spécial : Alice avait soufflé cinq bougies au goûter, dévoré une énorme part de gâteau au chocolat et couru partout avec ses copines, de la cave au grenier, du potager au poulailler, dans une chasse au trésor effrénée. Ce soir, enfin, épuisée par cette fête d’anniversaire, elle savourait le moment lecture, avant de s’endormir.

– Exactement ! C’est cela mon amour, tu as tout compris ! Au début, la grenouille n’est qu’une vilaine grenouille. Pas belle, gluante, froide. Ensui …
– Et ça veut dire quoi, gluante ?

Mélanie réfréna un sourire. Il ne fallait pas qu’elle montre trop à sa fille à quel point elle l’adorait, sans limite aucune. Ce petit bout de cent dix centimètres la sidérait un peu plus chaque jour et avait fait craquer toutes les fibres de son être. Mélanie avait, dès la naissance d’Alice, remanié chaque molécule de son identité de femme pour devenir – en plus et à part entière – une mère aimante.

– Gluante, reprit-elle, c’est quand ça colle. Comme le poisson que j’ai préparé l’autre jour, tu te souviens ? Tu l’as touché, il était tout lisse et ça t’a dégoûtée !
– Ha oui, beurk, beurk !
Alice mima en grimaçant le contact avec la truite fraîche et filante au fond de l’évier, couverte d’un mucus visqueux. Mélanie avait dû la rincer plusieurs fois avant d’arriver à l’enfermer dans une papillote argentée.

– La métamorphose, donc, ma chérie …
Mélanie revint sur le sujet. Cela faisait partie d’une stratégie éducative, la sienne en l’occurrence : de l’amour bien sûr, encore et toujours de l’amour ; mais aussi, des explications, du dialogue et des lectures, en attendant de lancer sa fille sur les rails des lignes de livres qu’elle déchiffrerait bientôt, elle en avait la certitude.
– … la métamorphose, c’est quand quelqu’un ou quelque chose se transforme en une autre personne, ou un autre animal, mais complètement différent. Oui, vraiment différent, tellement différent que tu ne le reconnais plus.
Alice gloussa.
– C’est bizarre !
– Oui, et des fois dans les contes c’est magique. Ici, tu vois, la grenouille, avec un bisou d’amour, se transforme en prince charmant.
– Moi je ferai jamais de bisou à une grenouille, ça colle trop !
– Mais des fois, la métamorphose, ça existe pour de vrai.
– C’est pas que dans les zistoires que tu me lis ?
– Non, regarde, tu as déjà vu des chenilles dans le jardin ? Et bien, elles se transforment un jour en beaux papillons.
– Alors, conclut Alice péremptoire, la métafofose, c’est ce qui rend beau.

Mélanie comprit ce soir-là que sa fille, dotée d’une solide curiosité naturelle et d’un sens de la déduction à toute épreuve, serait un jour, une grande biologiste.

Elle embrassa le front arrondi et les joues potelées d’Alice, puis souhaita, encore une fois, un bon anniversaire à sa fille de cinq ans avant d’éteindre la lampe de chevet et de quitter la chambre sur la pointe des pieds. Elle rejoignit son mari au salon. Un feu de cheminée flambait dans la chaumière normande, au cœur du Pays d’Auge : une image d’Épinal pour le bonheur conjugal. Dehors, le givre ne tarderait pas à se déposer sur l’herbe, les arbres, et sur le toit de chaume aux tiges serrées qui avait résisté à bien des hivers déjà, généralement dépourvus de neige dans cette région.

3 décembre

Alice écarquilla les yeux.
– Maman, c’est une métaforfose ?

Pas de doute : la Bête ressemblait à un grand chien à tête de lion. Une abondante crinière encadrait un visage à mi-chemin entre félin et canidé. Un personnage bien plus intéressant que la Belle, jeune fille d’une beauté classique et sans surprise, comme dans tous les contes qu’on lui avait lus jusqu’à présent.
Alice avait six ans aujourd’hui. Comme chaque soir, sa maman lui lisait une histoire. La petite fille commençait à déchiffrer syllabes et autres phonèmes, mais, malgré un vocabulaire plus étendu que l’an passé, bloquait sur les mots à rallonge.
Mélanie rit à nouveau.
– Oui, ma chérie, c’est encore une métamorphose. L’homme transformé en bête affreuse par un vilain sort.
Alice réfléchit. Décidément, les méchantes fées lançaient souvent des sorts quand elles étaient en colère. Mieux valait, si on en rencontrait une, ne pas trop la contrarier.
– Est-ce qu’il y a des métaforfoses gentilles dans les contes ?
– Gentilles ? Qu’est-ce que tu veux dire par gentilles ? Les princes touchés par un sort deviennent méchants parce qu’ils sont malheureux…
– Non, il y a des métaforfoses qui transforment en mieux, comme les papillons ?
– Dans les histoires ? Et bien, souvent, dans les histoires que je connais, les personnages transformés deviennent vraiment pas beaux. Pour eux, c’est comme une punition. Enfin, jusqu’à la fin du mauvais sort.
– Alors, conclut Alice sûre d’elle, la métaforfose, c’est ce qui rend laid.
– Ici, oui.
– Comme la neige qui fond, ça fait de l’eau pas belle. Ou comme les flocons qui s’en vont quand on les prend dans la main.

Condensation, fusion, liquéfaction. Un sens de l’observation à toute épreuve. Alice deviendra sûrement une grande physicienne, pensa Mélanie ce soir-là.

3 décembre

Alice agrandit les yeux.
– Maman, c’est sûrement une mé-ta-mor-phose.
La petite fille s’appliquait pour prononcer le mot délicat.

Aujourd’hui, Alice avait huit ans. Elle savait parfaitement lire et dévorait toute seule ses livres, mais rien ne remplaçait le plaisir d’avoir sa mère auprès d’elle dans le lit, le soir, pour une histoire.

Mélanie reprit sa lecture du conte de Perrault.
– « Sa marraine la creusa, et n’ayant laissé que l’écorce, la frappa de sa baguette, et la citrouille fut aussitôt changée en un beau carrosse tout doré. »
– Là, c’est une jolie mé-ta-mor-phose ! s’exclama l’enfant d’un air vainqueur. Fière, autant d’avoir compris le concept, que de l’articuler sans erreur.
– Oui ! Et attends la suite ! « …il y avait trois gros rats. La fée en prit un d’entre les trois, à cause de sa maîtresse barbe, et l’ayant touché, il fut changé en un gros Cocher, qui avait une des plus belles moustaches qu’on ait jamais vues. »

– Alors, conclut Alice une fois Cendrillon mariée et ses deux sœurs casées, la mé-ta-mor-phose, ça peut transformer en bien ou en mal, ça dépend des fois.

Mélanie déduisit ce soir-là que sa fille saurait manier les contraires, composer avec le vrai et le faux, jongler avec vérités et opinions. Bref, Alice pourrait tout à fait devenir une grande politicienne.

3 décembre

Alice fit étinceler ses yeux.
– Maman, laisse-moi deviner : c’est une histoire de métamorphose.

En l’espace de quelques années, Mélanie avait épuisé un stock de plusieurs centaines d’histoires. Comptines, mais aussi poésies, chansonnettes et fables. Chapitres d’aventures plus longues, épopées, mythes et odyssées. Contes et légendes de pays lointains, de pays disparus, de pays imaginaires. Contes d’Afrique, d’Asie, d’Océanie, des temps anciens ou de peuples d’autrefois. Et puis, pour rallonger la sauce, variantes et versions inventées, réécrites, enjolivées ou dramatisées, selon le goût du jour. Sans oublier le nec plus ultra : les histoires favorites d’Alice, répétées parfois pendant des semaines de suite jusqu’à lassitude complète de l’auditrice et épuisement de la lectrice. L’avantage étant que ladite répétition permettait de faire durer le stock d’histoires disponibles un peu plus longtemps.

Aujourd’hui, Mélanie revenait aux classiques, dans le texte d’origine. Pour les onze ans d’Alice, Riquet à la houppe.
– « Comment voulez-vous qu’ayant l’esprit que vous m’avez donné, qui me rend encore plus difficile en gens que je n’étais, je prenne aujourd’hui une résolution que je n’ai pu prendre dans ce temps-là ?…. »
– Ha ha, maintenant qu’elle est intelligente, elle ne va plus promettre n’importe quoi !

Mélanie était sidérée – très facilement comme toute mère aimante – par la maturité de sa fille et ses capacités de compréhension, d’un texte aussi ancien qu’alambiqué. Elle continua sa lecture.
– « Quelques-uns assurent que ce ne furent point les charmes de la Fée qui opérèrent, mais que l’amour seul fit cette Métamorphose. » 
– Maman, c’est pour ça qu’on dit que l’amour rend aveugle ?
– Aveugle, enfin … aveugle ou bien-voyant ! L’amour permet de voir l’âme d’une personne à travers un corps qui n’est pas toujours beau, un corps qui n’est pas toujours celui d’un prince charmant ou d’une princesse !
– D’une princesse pas charmante du tout ?
– Aussi, oui.
– Alors, conclut Alice malicieuse, la métamorphose, c’est l’effet du cœur sur le corps !

Mélanie pressentit ce soir-là que sa fille serait une grande littéraire. Journaliste internationale, rédactrice de revue, voire critique d’art. Mais plus probablement une écrivaine, à la finesse d’analyse digne des auteurs du dix-neuvième siècle.

3 décembre

Alice plissa les yeux.
– Maman, je sens que tu vas me faire le coup de la métamorphose.

– Oui. On va attaquer un grand classique… et dire un petit bonjour à ton double d’autrefois.
– Alice ? L’Alice du vingt-et-unième siècle âgée de treize ans se redressa dans le lit. Alice au pays des merveilles ! Génial, maman, j’adore l’histoire !
– Enfin, tu connais seulement le dessin animé. Le livre est bien plus compliqué que le Walt Disney.
Mélanie entama la lecture de ce qui allait durer plusieurs soirs. Elle comptait sur la curiosité de sa fille pour lire quelques chapitres entre deux, voire, en catimini sous les draps après l’extinction des feux.

– « Bientôt son regard tomba sur une petite boîte de verre placée sous la table ; elle l’ouvrit et y trouva un tout petit gâteau sur lequel les mots : « MANGE-MOI » étaient très joliment tracés avec des raisins de Corinthe. « Ma foi, je vais le manger, dit Alice ; s’il me fait grandir, je pourrai atteindre la clé ; s’il me fait rapetisser, je pourrai me glisser sous la porte ; d’une façon comme de l’autre j’irai dans le jardin, et, ensuite, advienne que pourra. » »

Alice ne parlait pas, chose assez inhabituelle. Les coudes sur les genoux, la tête sur les poings fermés, elle fixait le mur et visualisait les étonnantes transformations physiques de son héroïne préférée.

– « De plus-t-en plus curieux ! s’écria Alice (elle était si surprise que, sur le moment, elle en oublia complètement de parler correctement); voilà que je m’allonge comme la plus grande longue-vue qui ait jamais existé! Adieu, mes pieds ! »
– Alors, conclut notre Alice introspective, la métamorphose, ça peut nous toucher nous-même aussi, parfois.

Mélanie se dit ce soir-là que sa fille, fine mouche, serait sans conteste une grande psychologue. Une psychanalyste des âmes, interprète des rêves et guérisseuse de chagrins en tous genres.

Elle finit le chapitre II « La mare de larmes », puis se dirigea vers la fenêtre aux volets entrouverts. Dehors, il neigeait. De gros et paresseux flocons étaient venus se perdre sous ces latitudes océaniques. Un fin tapis blanc recouvrait d’ondes concentriques le toit de la grange, le jardin, la campagne environnante, probablement Lisieux – ville la plus proche -, et s’étendait en vagues mousseuses jusqu’à la côte Fleurie. Cabourg, Deauville, Trouville se retrouvaient elles aussi sous la chape de nuages glacés, elle l’avait entendu aux infos. La neige en Normandie : l’évènement du siècle répété chacun de ces derniers hivers. Transformations induites par le réchauffement climatique, paraît-il. Les cristaux de neige, lentement, prenaient possession de lieux dont ils redessinaient les contours, tel un pinceau vivant. Les paysages normands du bord de mer devenaient méconnaissables. Demain, un tableau inédit attendrait les spectateurs incrédules au petit matin. Et ici, dans les terres, le jardin serait blanc à la grande joie des enfants.

3 décembre

Alice leva les yeux au ciel.
Elle laissa retomber son iPhone et soupira.
– Maman, s’il te plaît, lâche-moi un peu. Je n’en peux plus, de tes histoires de métamorphose.

Mélanie resta plantée stupidement sur le seuil de la porte, le livre de Franz Kafka à la main, vocabulaire entomologiste au bord des lèvres, incollable en matière de blattoptères et autres saletés à pattes articulées.

Alice avait raison. Mélanie soupira à son tour. Il était temps, peut-être, enfin, de laisser se dérouler le fil de l’histoire. Sans elle. Une histoire que construisait, seule, Alice. Mélanie regarda une fois de plus le visage de sa grande fille. Un ovale régulier, des pommettes marquées, un petit menton triangulaire plein de caractère, des boucles blondes indisciplinées, et surtout, ces iris bleus, intelligents et inquisiteurs, qui avaient su percer l’âme de ses parents dès leurs premiers jours d’existence. Alice était devenue aujourd’hui une jeune fille de quinze ans, belle, équilibrée et pleine d’assurance.

Mélanie comprit ce soir-là qu’une page était tournée.

Elle avait sous les yeux le résultat de la plus réussie de toutes les métamorphoses. Pas celle, simpliste, répétitive et initiatique, des contes de fées, mais la véritable métamorphose humaine de l’adolescence.

Elle embrassa Alice sur le front et sortit de la chambre. Un silence blanc baignait la chaumière et l’ensemble du Pays d’Auge.

© Isabelle Lebastard