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1999 05. Drôles de comptes

Chroniques abidjanaises

DROLES DE COMPTES
La Cigogne
N° 46. Mai – Juin 1999

Tout un monde nous sépare de l’Afrique profonde. Tout un monde et probablement quelques siècles… Peut-être qu’à l’heure où chez nous tant de gens « perdent leur vie à la gagner » il n’est pas mauvais de prendre une petite leçon sur la valeur toute relative de l’argent. C’est sans doute l’un des messages que veut nous envoyer Isabelle dans cette extraordinaire nouvelle construite comme un serpent qui se mord la queue.
Bernard Godefroid

I

Agnès est sur la terrasse. Elle sort des pagnes très colorés de son sac.
– Je n’avais jamais vu ce genre de pagne avant, remarque Cathy.
– Madame, tu aimes ça ?
– Oui, c’est beau, les couleurs sont superbes.
– Alors il faut m’acheter pagne là, Madame, tu seras très belle avec.
– Moi, oh oh, tu me vois en pagne, non, je serais moche, il n’y a que les africaines qui sont belles là-dedans.
La petite masseuse est arrivée. Elle regarde Agnès sortir ses pagnes avec intérêt.
– Et celui là il est très beau, rajoute Agnès, plus à l’intention de la nouvelle venue qu’à sa maîtresse.
– Oui, oui. La petite masseuse le caresse d’un air songeur entre le pouce et l’index.
– Celui là est bien pour toi, c’est bonne couleur, mets pour voir.
Delphine n’y résiste pas. Elle déplie le pagne rouge, le plaque contre son corps et lui donne tournure avec quelques plis, d’un geste vif de la main. Elle redresse la fesse. Ca ressemble déjà à quelque chose.
– La teinture là, c’est bonne qualité, ça part pas vite quand tu laves.
Agnès n’est pas à bout d’arguments pour vendre son pagne.
– Mmh mmh. Delphine ne demande qu’à se laisser convaincre. Elle calcule sans doute déjà si elle peut acheter le pagne, pense Cathy.
– D’où viennent ces pagnes Agnès, tu les as acheté à Adjamé ?
– Non Madame, ces pagnes, c’est pas de Côte d’Ivoire, c’est pagne du Ghana.
– Du Ghana ! Tu n’es pas allée au Ghana tout de même !
– Si Madame, dimanche, je suis partie au Ghana acheter pagnes. Maintenant je les vends tous là autour de moi aux femmes je connais.
– Combien tu fais ? demande Delphine.
– C’est douze mille. Tu prends ?
– Oui.
L’affaire est conclue. Le pagne est dans le sac de la masseuse. Cependant, Cathy ne voit pas d’argent circuler entre les deux femmes.

Après son massage au beurre de karité, Cathy, curieuse, retourne voir Agnès.
– Alors tu as été au Ghana exprès pour acheter des pagnes ? Tu te lances dans le commerce maintenant ?
– Oui Madame. Da besoin d’argent.
– Et ça rapporte ?
– Oui, ça rapporte bien même. Les pagnes comme ça, on trouve pas ici Madame. Tout le monde y veut me l’acheter. Depuis ce matin ja presque tout vendu.
– Combien tu achètes le pagne?
– Huit mille. Je le vends douze mille. Ca gagne quatre mille par pagne. C’est beaucoup d’argent Madame, bien gagné.
– Tu as acheté combien de pagnes ?
– Cinq pagnes.
– C’est tout ? Dommage. Tu as donc dépensé quarante mille francs. Mais, et ce voyage au Ghana, comment tu es allée là-bas ?
– J’ai pris le bus samedi nuit. Ja voyagé la nuit. Ja revenu dimanche soir.
– Et le voyage, tu l’as bien payé ?
– Oui, da payé six mille.
– Ca t’enlève le bénéfice de presque deux pagnes. Il aurait fallu en acheter plus.
– Deux pagnes ? Surprise, Agnès fronce les sourcils.
Elle n’avait pas pensé à cet aspect du problème: le voyage lui mangeant son bénéfice, déduit Cathy.
– Et dans le bus la nuit, tu ne crains pas les voleurs ?
– Oui Madame, j’ai peur des coupeurs de route. La nuit, ils arrêtent les bus, ils volent, ils violent les femmes souvent. Si on veut pas donner, ils tuent aussi. Avant de monter dans le bus, je prie Dieu il m’arrive rien.
– Et il n’arrive rien.
– Non Madame, seulement les douaniers, mais c’est normal.
– Les douaniers, pourquoi ? Tu avais oublié ta carte d’identité ?
– Non. Heureusement j’ai mis trois pagnes enroulé là autour de mon ventre. Agnès fait le geste de plier un pagne et de le cacher sous son boubou.
– Mais pourquoi ?
– Pour les douaniers ils voient pas j’ai cinq pagnes. Sinon, ils prennent encore plus.
– Encore plus ? Tu as payé les douaniers ?
– Oui Madame. Ils fouillent nos affaires. Ils ont trouvé j’ai deux pagnes, ils m’ont pris dix mille francs.
– Quoi, dix mille francs, mais … mais ce n’est pas possible ! C’est beaucoup trop, c’est plus que le bénéfice que tu aurais fait sur ces deux pagnes !
– Je sais Madame, mais on peut pas faire autrement.
– Tu as essayé de discuter le prix, de le faire baisser un peu ?
Rires.
– Non Madame, si je discute, ils me prennent l’argent et ils gardent les pagnes aussi.
– C’est dégueulasse.
– C’est comme ça chez nous Madame. Les douaniers, ils prennent à tout le monde. Ils arrêtent les camions, les bus, les taxis. Si tu payes pas, tu passes pas. Des fois, à l’aller, quand on a pas encore acheté, tout le monde cotise dans le bus pour payer le passage. C’est le chauffeur qui donne. S’il y a assez, le bus passe. Sinon, on attend jusqu’à il y a assez. Des fois on fait palabre quand ça dure trop longtemps. Des fois on reste bloqués toute la nuit, debout, sur le goudron. Une petite vieille, là, elle voulait pas payer. On a payé pour elle. Elle était très vieille, trop pauvre aussi.
– Donc, si j’additionne le tout, au total Agnès tu as dépensé cinquante six mille francs.
– Da compte pas comme ça Madame. Da compte pas l’argent j’ai dépensé. Maintenant je vends les pagnes un, un, et l’argent il rentre. Mille francs, mille francs, ça c’est bon.
– Si tu veux faire du commerce, Agnès, il faut savoir compter. Achète-toi une machine à calculer.
– Ja pas besoin Madame. J’achète le pagne huit mille. Je le vends douze mille. C’est bon commerce ça gagne bien.
Cathy s’asseoit sur le banc à côté d’Agnès et se prend la tête entre les mains.
– Attends, Agnès, attends. On va tout reprendre au début, tranquillement. Je vais tout t’expliquer.
– Oui Madame.
– Ecoute-moi bien Agnès, on va calculer ensemble. Bon. Cathy prend son souffle et ferme les yeux.
– Tu as acheté cinq pagnes à huit mille francs. Cinq fois huit quarante tu as dépensé quarante mille francs, d’accord ?
– Ca c’est vrai.
– Tu as payé six mille le voyage, dix mille les douaniers, ça fait seize mille en plus.
– Ca c’est vrai.
– Donc au total tu as dépensé quarante mille et seize mille, tu as dépensé cinquante six mille francs.
– Peut-être.
– Comment peut-être ? Mais c’est sûr voyons, c’est mathématique !
– J’ai pas compté. Ja parti avec soixante mille francs, ja acheté pagnes, ja mangé aussi là-bas pour deux mille. Quand je suis revenue, après les douaniers, il me restait juste deux mille francs là dans mon sac.
– En tout, avec le repas, tu as donc dépensé cinquante huit mille francs.
– Peut-être.
– Or, tu vends chaque pagne douze mille. Si tu vends les cinq, tu auras cinq fois douze mille égale soixante mille.
– Ca c’est beaucoup d’argent.
– Mais attends, tu en a dépensé cinquante huit mille. Donc tu ne gagnes que deux mille francs.
– Non, Madame, on compte pas comme ça chez nous. Ca gagne plus. Calcul des blancs, là, c’est pas bon calcul. Je vends mes pagnes, les femmes elles me donnent un peu un peu, je paye mon riz avec, mon ampoule*, chaque mois.
– Chaque mois ? Parce que tu vends à crédit en plus ?
Rires.
– Oui, bien sûr, tout le monde il achète à crédit. On paye plus tard, quand on a l’argent.
– Quand ?
– Plus tard.
– Tu as donné les pagnes autour de toi et tu n’as pas reçu d’argent ?
– Non, mais après l’argent va rentrer.
– Tu te rends compte que ces soixante mille francs que tu as dépensés, c’est exactement ta paye ! Comment vas-tu vivre ce mois-ci ?
– Oh, c’est facile ! Je fais crédit.*
Cathy soupire, appuie son front dans sa main droite et regarde le carrelage.
– Agnès, tu ne peux pas faire du commerce sans compter ! Réfléchis: tu as fais tout cela, tu t’es fatiguée, tu as voyagé pour gagner, peut-être, si tout le monde te rembourse un jour, deux mille francs.
– Deux mille francs c’est bon argent à gagner Madame.
– Mais deux mille francs, c’est ce qu’on te donne, Monsieur et moi, quand on sort le soir au cinéma ! Tu restes à la maison, les enfants dorment, tu regardes « Bon show »* à la télé. C’est deux mille francs bien plus facilement gagnés, et sans riquer ta paye en plus !
D’un air têtu:
– Da besoin d’argent.

II

Une semaine plus tard.
Delphine sonne et entre, superbe dans son pagne rouge et noir. Ses formes arrondies sont parfaitement moulées. Sa démarche est fière, sa tête haute, elle sait qu’on la regarde. Elle passe devant la petite Agnès, en blouse de travail et savates éculées.
– Delphine ! Tu en as un joli pagne, il te va très bien ! s’exclame Cathy.
– Hi Hi, merci Madame.
– Il est bien coupé aussi, très bien. Tu as un bon couturier.
– Hi Hi.
– Et combien tu as payé ton couturier pour faire cet habit, là ?
Delphine prend soudain un air renfrogné. Elle flaire le piège.
– Je me rappelle pas.
– Tiens, comme c’est étrange, tu payes le couturier pour te faire une robe et tu ne sais pas combien tu lui donnes ?
– J’ai oublié.
– Ah ! Alors comme ça, tu as l’argent pour payer le couturier, tu viens te montrer, là, faire la fière devant Agnès dans ta belle robe. Agnès elle a plus d’argent devant elle pour manger ce mois-ci. Et tu n’as même pas payé son pagne !
Delphine baisse la tête, elle se tait.
La petite blanche s’emballe. Elle va lui montrer ce qu’il faut faire et ne pas faire. C’est le jour de paye des massages aujourd’hui. Cathy tend l’argent à Delphine, et sans le lâcher:
– Voilà ton argent. Maintenant réfléchis à ce que je t’ai dit. Donne ce que tu peux à Agnès, elle en a besoin.
Delphine ne répond rien. Cathy s’éloigne.
– Tu as vu ! Je lui ai bien fait honte. Quel culot, celle là !
Cathy est revenue voir Agnès après le départ de Delphine.
– Alors, combien elle t’a donné ?
– Tout Madame.
Agnès ne sourit pas. Elle a la tête baissée. Elle rajoute, après un moment:
– Il fallait pas Madame.
– Pourquoi il fallait pas ? Tu es contente, je t’ai fait récupérer ton argent.
– Il fallait pas, Madame. Elle a donné l’argent parce que tu lui a dit et elle a peur de toi, mais ici c’est pas comme ça ça marche.
– Tu veux dire que c’est normal de payer le couturier, porter la robe, sans avoir encore payé le tissu ?
– Oui, c’est comme ça ici. Tu as fait honte à Delphine, Madame. Tout le monde fait comme elle. Tu portes le tissu et après tu le payes chaque mois un peu un peu.
– Et tu finis de le payer quand le tissu est usé et que tu peux plus le porter ?
– Oui.
– Et toi, tu aurais fait pareil ?
– Oui Madame. Tout le monde fait pareil.
Cathy se mord un peu l’intérieur de la lèvre.

III

Un mois plus tard:

– Agnès, qu’est-ce que tu fais ce week-end ?
– Da vais au Ghana Madame. Acheter des pagnes.

* Payer l’ampoule: payer l’électricité: tarif fixe en général pour une ampoule et une prise. Branchement bricolé plus ou moins clandestinement sur une ligne d’une villa qui passe par là.
* Faire crédit: Faire crédit et prendre un crédit se disent de la même manière.
* Bon show: émission de télévision locale très populaire.

© Isabelle LEBASTARD
Chroniques abidjanaises