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1998 05. Myriam

Chroniques abidjanaises

MYRIAM
La Cigogne N° 41. Mai – Juin 1998

Voici incontestablement une de ses chroniques abidjanaises les plus terribles. Elle décrit la pratique de l’excision, encore trop répandue parmi certaines tribus africaines. Les légendes anciennes justifiaient l’ablation du clitoris de la même façon que celle du prépuce : ainsi les garçons perdaient leur « esprit femelle » et les filles, leur « esprit mâle », ce qui leur permettaient, respectivement, de devenir pleinement hommes et femmes… Si cette explication dénotait une certaine justesse d’observation, elle ne tenait pas compte évidemment de la différence de fonction des deux organes. Ici, la coutume semble avoir été encore enracinée et aggravée par des préjugés d’ordre religieux (probablement islamiques) liés à la notion « d’impureté ».
Bernard Godefroid

I

Myriam est une jolie petite fille de onze ans. Elle a des yeux noisettes comme sa mère, une bouche large et souriante, les cheveux crépus comme son père. Myriam est métis. Son père Kouassi est ivoirien, sa mère Valérie est française. Ses parents sont des intellectuels: il est ingénieur en mécanique, elle est pédiatre. Ils n’ont pas coupé pour autant avec les racines africaines de Kouassi, un petit village aux cases en torchis dans la région Sénoufo, au nord-ouest du pays.
Pour ces vacances de Pâques, les parents sont rentrés voir la famille de Kouassi au village. Myriam est si contente de retrouver tous ses cousins et cousines. Elle ne les avait pas revus depuis trois ans. Et elle, comme ils doivent la trouver changée !
– Mmh mmh…
La grand-mère de Myriam la regarde de la tête aux pieds d’un air approbateur.
Elle sait qu’elle sera belle plus tard, pense son fils avec fierté. Et pourtant, elle en a vu grandir des petites filles !
Le repas de midi a été copieux. On a tué la poule, et les doigts sentent encore le poulet braisé et l’alloco. C’est l’heure du thé sur la terrasse et le couple a tenu à le prendre en tête à tête avant l’après-midi fatigante qui les attend. Ils savourent ce rare moment d’intimité, regardant Myriam jouer dans la cour familiale ombragée d’un immense manguier, insensible apparemment à la chaleur qui abat les adultes.
Cet après-midi, Kouassi fait la tournée des tantes du côté de son père. Les familles africaines sont grandes, les demi-frères et demi-soeurs presque aussi nombreux que les frères et soeurs. Le père de Kouassi, mort il y a quelques années, avait trois femmes. Sans compter bien sûr les deuxième et troisième bureaux*. Pas question cependant de couper à la visite d’une tante, ce serait un affront irréparable, de quoi se fâcher avec toute la famille.
Valérie se prépare, mi-souriante, mi-résolue, à affronter la tentaculaire famille de son époux.
– Es-tu sûr que nous devons amener Myriam avec nous, lui demande-t-elle, songeant aux heures d’immobilité à infliger à leur petite qui entamait sa deuxième escalade du manguier.
– Tu as raison, on pourrait laisser Myriam cet après-midi jouer avec ses cousines.
– Elle s’amusera sûrement plus ici qu’à écouter les longs rituels de demande de nouvelles auprès de tantes et demies tantes qu’elle confondra toutes dans six mois…
– Un peu de respect pour ma famille, s’il te plaît ma chère, je voulais juste dire que Myriam profitera mieux des enfants de son âge ici.
– D’accord, confions-là à ta grand-mère pendant quelques heures.
– Myriam, tu as envie de rester jouer cet après-midi avec Anita, Mylène, Flore et Alassane?
– Ouuii, super, on va se déguiser et jouer sous l’arbre à palabres !
– D’accord, mais alors attention: ne fatigue pas trop les vieux du village.
– Mais non, t’inquiète! Myriam est déjà repartie courir.
Valérie et Kouassi s’en vont le coeur léger faire leur tournée familiale. La grand-mère les regarde partir, se lève, prend son bâton de marche et se dirige vers la case des vieilles.

II

Le soleil était couché et les grillons stridulaient si fort que leur bruit devenait gênant autour des cases. La voiture du jeune couple rentrait dans le village, couverte de poussière rouge de latérite, comme leurs occupants.
– Où est Myriam, demande Valérie qui ne trouve pas sa fille dans leur case. J’espère qu’elle ne joue pas encore dehors à cette heure-ci. Et d’abord, a-t-elle mangé ?
L’esprit pratique de Valérie prenait le dessus dans toutes les circonstances de la vie. Sans doute ta fichue déformation professionnelle, lui répliquait souvent Kouassi.
– Elle se repose elle est fatiguée, lui répond la vieille.
– Elle est fatiguée ? Valérie sent aussitôt son coeur de mère se serrer.
– Oui, elle a besoin de repos un peu.
– Mais où est-elle ? s’inquiète Kouassi, elle est malade ?
– Non, mon fils, elle va très bien maintenant.
– Maintenant? Valérie sent sa voix chevroter.
– Oui, elle va beaucoup mieux, tout est terminé, il faut la laisser se reposer.
– Tout est terminé ? Valérie répète les paroles de la grand-mère comme un automate.
– Mais enfin, où est-elle, que s’est-il passé, dis-le nous ! La voix de Kouassi est forte, trop forte.
– Ne t’énerves pas mon fils, ta fille n’était pas propre, tu n’en prenais pas grand soin, vous là-bas en Europe vous ne vous occupez pas de vos jeunes filles comme il faut le faire. Heureusement ta mère est là, ta fille elle est bien maintenant, c’est une vraie jeune fille, tu n’auras plus à en avoir honte, elle est digne, elle peut être au village parmi nous et sans la honte pour nous tous.
– En avoir honte ? Mais qu’est-ce que vous racontez à la fin, qu’est-ce que tout ça veut dire, et où est Myriam d’abord ? Valérie sent les larmes couler sur la poussière rouge de ses joues et son coeur battre n’importe comment. Elle doit voir sa fille, tout de suite, absolument.
– Ma fille, ne te fais pas de souci, Myriam se repose dans la case des anciennes. Laisse-là cette nuit, tu iras la voir demain, les vieilles s’en occupent bien.
Valérie court déjà en direction de la grande case sèche, un peu en retrait du village.
Des gémissements longs, comme des sanglots fatigués, s’en échappent. Myriam repose par terre, enroulée dans un pagne traditionnel. Deux vieilles sont assises, immobiles et silencieuses, au fond de la case.
Valérie s’agenouille, prend sa fille dans ses bras, serre contre elle sa tête. En embrassant son front, elle sent la sueur sous ses lèvres, la chaleur de sa peau. La petite brûle de fièvre. Valérie sanglote et ne peut parler, poser toutes les questions qui se précipitent dans sa tête. Les yeux de Myriam sont mi-clos, le regard vague, elle ne voit pas sa mère. Elle murmure et répète comme dans un rêve:
– Non, laissez-moi, maman, je veux ma maman, laissez-moi …
– Ils l’ont droguée, ils l’ont droguée ! répète Valérie en hoquetant alors que Kouassi entre dans la case. Il est livide.
– Repose là sur le sol.
Il ôte son pagne. Le corps de Myriam est trempé de sueur acide. La fièvre la fait trembler. Elle porte un chiffon blanc enroulé plusieurs fois autour de la taille, comme culotte. Kouassi défait lentement, avec précautions, les bandes de tissus. A chaque tour, il lui soulève un peu le bassin et Myriam pleure dans son demi-sommeil.
– Du sang, c’est du sang ! Les mots s’étranglent dans la gorge de Valérie.
Une sorte de pansement local recouvre l’aine et la vulve. On dirait un mélange de plâtre ou d’argile avec des herbes. Des croûtes de sang séché dépassent.
– Myriam !
Kouassi serre sa femme contre lui.
– Valérie, Valérie, il faut être courageuse.
– Qu’est-ce qu’ils lui ont fait, mon dieu, qu’est-ce qu’ils lui ont fait, sanglote-t-elle.
– C’est grand-mère. Elle l’a…elle l’a excisée.
A ce moment là une voix grave répond derrière eux:
– Votre fille n’était pas propre. Onze ans déjà et vous laissez courir une gamine avec son sexe là, offert aux garçons. Comment tu pourrais la marier, une fille impure comme ça, aucun homme bien il en veut. Moi je l’ai fait, votre fille est pure maintenant, vous pouvez la marier. Remercie ta mère, mon fils, je suis fière de ce que j’ai fais. Tu vis trop loin d’ici, c’est mauvais, tu oublies toutes les traditions. Remercie bien ta mère qui pense aux traditions et à tes enfants.
Valérie entend tout cela dans un brouillard, et serre convulsivement sa fille inerte contre elle. Tout au fond d’elle, loin derrière ses larmes, une voix calme prend le dessus, la voix d’un médecin pour enfants qui lui répète, inlassablement: La lame n’était pas désinfectée, Myriam va mourir du tétanos, ou du Sida… non, Myriam survivra, oui, elle survivra, mais elle ne connaîtra jamais le plaisir….

* Deuxième et troisième bureaux = première et deuxième maîtresses.

© Isabelle LEBASTARD
Chroniques abidjanaises