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1999 01. Adou le docteur

Chroniques abidjanaises

ADOU LE DOCTEUR
La Cigogne
N° 44. Janvier – février 1999

La Cigogne accorde une attention toute particulière à l’Afrique. Pourquoi l’Afrique ? Parce que c’est l’envers du décor, c’est la face cachée – ou une des faces cachées – de notre monde. Par exemple, chez nous, des mafias et des charlatans de toutes sortes se livrent à bien des trafics, mais ces derniers ont une telle ampleur qu’ils en acquièrent un semblant de respectabilité. (Cf, l’affaire du sang contaminé en France). Ici, Isabelle nous décrit un trafic, il est petit et sordide, à l’image de l’immense misère qui sévit sur ce continent.
Bernard Godefroid

I

C’est dimanche. Paul propose à Cathy de passer la journée dans son village. Quelle chance de pouvoir être introduit dans un village, par un ivoirien, au lieu de venir comme une simple touriste ! Cathy accepte tout de suite l’invitation.
La route est longue. Il arrivent à neuf heures. Neuf heures à peine, mais le soleil est déjà bien haut dans le ciel pâle.
– Ca va être une chaude journée.
– Une de plus, répond Cathy qui sirote sa sucrerie* au maquis « La bonne route ».
Une femme s’approche d’eux, un lourd pagne dans les bras. Sa démarche est noble et un peu raide. Elle a l’air fatiguée. Cathy lui donne à vue de nez trente-cinq ans mais la femme en a probablement dix de moins.
Elle se dirige vers Paul.
– Bonjour, Monsieur Paul. Comment se porte la famille ?
– Bonjour, Madame Api. La famille se porte bien. Et comment ça va chez toi ?
– Un peu, un peu. Kousso la petite là, elle est pas bien.
Elle découvre du bras le haut de son paquet. Une mèche de cheveux crépus s’en échappe.
– C’est une petite fille ! Cathy n’en croit pas ses yeux.
– Oui Madame, c’est ma fille Kousso.
L’enfant est prostrée dans le pagne où sa mère l’a enroulée. Sa bouche est sale et sent le vomi. Cathy réprime une moue de dégoût.
– Kousso est malade, elle fait diarrhée, elle vomit.
– Il faut l’amener voir le Docteur, lui répond Paul.
– Hmm hmm, fait la femme.
– Assis-toi un peu, dit Paul, tu es fatiguée, tu as beaucoup marché. Se tournant vers Cathy: La maison d’Api est à dix kilomètres d’ici.
– Dix kilomètres ! Cathy effarée regarde la femme sèche. Un peu de poussière rouge recouvre ses mollets et ses tempes. Il y a un docteur dans ce village ? demande-t-elle à Paul.
– Oui, il y a Adou. Adou est Docteur.
– Il connaît papier*, rajoute la mère de l’enfant. Il écrit ordonnances puis tu vas à la ville acheter midicaments des blancs.
– C’est incroyable, vous avez un Docteur ici, alors qu’il n’y a ni électricité ni école !
– Oui Madame.
– Mais où est le dispensaire, je ne l’ai pas vu ?
– Y a pas de dispensaire, dit la femme, il faut aller dans la maison d’Adou.
– Je croyais que vous vous soigniez avec la médecine traditionnelle dans vos villages ?
– Oui, lui répond Paul, nous les africains on utilise toujours la médecine traditionnelle en premier. Tu es allée voir le guérisseur, Api ?
– Oui, depuis, depuis. Il m’a donné herbes là, et puis os à mettre autour du cou, et colas je jette tous les matins sur le sable et je fais prière avec. Mais, la petite, son corps est toujours chaud et elle fait diarrhée. Alors….
– Tu vois, dit Paul, on a d’abord confiance dans nos guérisseurs, mais si ça marche pas, on est pas fous, hi hi, on va voir le médecin des blancs.
– Médecin blanc lui il connaît bons midicaments ça soigne tout.
– Alors pourquoi tu n’es pas allée tout de suite faire soigner ta fille chez le médecin blanc ?
– Les midicaments des blancs ça coûte cher, Madame, trop cher. Si j’achète midicaments des blancs, là, je peux plus acheter sac de riz jusqu’à la fin du mois.
– Api a huit enfants, précise Paul. Son mari ne travaille pas.
– Hmm, fréquent, ici, on dirait.
– Après je vais à la ville, à la pharmacie, je montre ordonnance, et là, ils me disent le prix des midicaments, si c’est trop cher, je prends pas, ou je prends seulement ceux qui sont moins chers. Des fois, quand c’est trop cher, ils me donnent un autre midicament à la place.
– Un autre médicament, mon Dieu !
– C’est classique, précise Paul. Et encore, les campagnes de vaccination n’ont été possibles que parce que les vaccins étaient gratuits. Ce qui n’a pas empêché beaucoup de familles de cacher leurs enfants au moment où les médecins arrivaient au village.
– Mais pourquoi, c’est idiot, si c’est gratuit !
– C’est le chef du village, ou le guérisseur, ou parfois même les deux qui leur interdisaient de vacciner les enfants. Ils effrayaient la population: le vaccin va les rendre malades, etc. En fait, ils ne voulaient pas perdre du pouvoir au profit des blancs.
– C’est pour cela que la polio existe encore !
– Pour ça et aussi parce que les villageois confondent vaccins et soins. Souvent, ils n’amènent pas leurs petits se faire vacciner, et puis quand la maladie est là, quand l’enfant marche de travers, ils l’envoient au dispensaire pour le vaccin. Et si le docteur leur dit que c’est trop tard, ils repartent furieux et vont raconter partout que la médecine des blancs, c’est mauvaise médecine.
Kousso se réveille et commence à geindre. Sa bouche sèche est crevassée. Cathy pose la main sur son front, l’enfant est bouillante.
– Elle est sûrement déshydratée, dit Cathy. Est-ce que tu penses à lui donner beaucoup à boire ?
– A boire ? Non, Madame, ce n’est pas la peine.
– Mais enfin tu la fais bien boire !
– Non Madame, je lui donne plus à boire à la petite, ce n’est pas la peine, elle vomit tout.
– Mais elle doit boire, absolument.
– Je lui donne plus à boire et elle vomit plus. Elle vomit plus depuis hier.
– Oh non, ce n’est pas possible ! Cathy se prend la tête entre les mains. Comment faire comprendre quoi que ce soit à cette femme ? Rien à faire passer avec sa logique de blanc, rien. Peut-être Paul, lui est ivoirien, et il a de l’instruction.
– Paul, dis-lui quelque chose, essaie de lui faire comprendre, toi tu sais !
– Api, ta fille doit boire de l’eau, sinon elle va mourir. Il faut l’amener chez le Docteur des blancs, vite.
– Où habite cet Adou ?
– Au fond du village, à trois kilomètres d’ici.
– Et bien, je vous amène, venez, vous allez me montrer le chemin.
– La piste là elle est pas bonne pour ta voiture, je peux marcher, lui répond la femme.
– Non, ça va aller. En route.
C’est la saison sèche heureusement. La piste est crevassée, mais il n’y a pas ces mares d’eau boueuses qui cachent de profondes ornières. Cathy conduit doucement. La petite Kousso pleure un peu avec les secousses.
– Adou, c’est un blanc, avec un nom pareil ?
– Non, c’est un Attié comme moi, on est de la même ethnie.
– Il a fait des études en France alors ?
– Non, mais il travaille toute la semaine chez les blancs, à l’hôpital.
– Ah bon, son cabinet n’est pas ouvert ici en permanence ?
– Non, il ouvre et donne ses consultations seulement le dimanche.
– Et il reçoit beaucoup de monde ?
– C’est sûr ! Il n’y a pas un seul Docteur dans les villages voisins, et puis, il fait Docteur chez les blancs, alors il a bonne réputation. C’est ici Cathy, gare la voiture à l’ombre, sous le manguier.
Une modeste maison en parpaings, de deux pièces seulement, avec son toit de tôle ondulé, se dresse devant eux. Un chien pouilleux vient aboyer devant la porte et gratte la terre sèche. Petit pour un cabinet de médecin, se dit Cathy, mais elle sait que pour les villageois, une maison en dur, c’est une vraie maison, le luxe.
Un homme d’une quarantaine d’années, maigre et un peu voûté, au visage austère, les accueille. Il les fait entrer dans la pièce de consultation et enfile une blouse bleue.
C’est curieux tout de même une blouse bleue. Cathy se promet d’éclaircir cette affaire.
Le Docteur baisse le pagne de l’enfant et l’allonge sur un lit sale. Il lui fait ouvrir la bouche et tirer la langue.
– Vous ne vous lavez pas les mains avant de l’ausculter ? lui demande Cathy.
Adou lui jette un regard chargé de haine.
– Mes mains sont propres, lui répond-il dans un sifflement.
Il tape sur le dos de l’enfant, ce qui la fait tousser, puis lui enfonce l’index sous l’oeil pour regarder sa conjonctive. Ses doigts sont calleux et ses ongles noirs. Le regard de Cathy fait rapidement le tour de la pièce. Ni stéthoscope, ni gants de latex, ni armoire à pharmacie. Aucun livre. Rien. Rien d’autre que cette curieuse blouse bleue.
– Vous avez passé où votre diplôme de médecine ? lui demande innocemment Cathy.
L’homme lâche la fillette et se retourne vers sa mère.
– C’est fini, rhabillez-la. Je travaille depuis vingt ans à l’hôpital des blancs, Madame, vingt ans. Je sais soigner, je connais la médecine des blancs.
Il saisit alors rageusement un bloc-notes et un stylo puis griffonne son ordonnance. Paul aide Api à payer la consultation pendant que Cathy les attend dans la voiture.
– Api, fais-moi voir l’ordonnance, s’il te plaît.
Cathy lit la page de bloc-notes déchirée, sans en-tête évidemment:
 » De l’aspirine, le suppositoire Atrix pour les vomissements ».

II

Trois mois plus tard, à Abidjan, Cathy passe à la Polyclinique récupérer des radios. Elle ne pense plus à la petite Kousso, sans doute morte aujourd’hui, comme beaucoup d’autres enfants du village.
Dans le couloir, des médecins, des infirmières en blouse blanche s’affairent. Autant de noirs que de blancs, remarque-t-elle. Elle croise un homme grand, maigre, un peu voûté, en blouse bleue.
– Ca alors ! Mais je jurerais que c’est Adou !
Elle se retourne pour le rattraper, car l’homme ne l’a pas vu.
– Cela fera 20.000 CFA, Madame.
– Ah oui, excusez-moi.
Cathy fait le chèque à la réceptionniste.
– Au fait, dites-moi, Madame, cet homme là, qui vient de passer, je crois qu’il s’appelle Adou ?
– Adou, oui, c’est bien possible. Il est ici depuis plus longtemps que moi mais vous savez, je ne connais pas les noms de tout le personnel.
– Et cet Adou, qu’est-ce qu’il fait, il est infirmier, ou aide-soignant ?
– Infirmier, Adou ! Ah non ! La réceptionniste éclate de rire. Adou, infirmier, quelle idée ! Non Madame, Adou, c’est notre balayeur.

*Sucrerie: Boisson gazeuse sucrée (Coca-cola, Fanta, Sprite ou Youki)
*Connaître papier: Savoir lire et écrire. De manière générale: avoir de l’instruction.

© Isabelle LEBASTARD
Chroniques abidjanaises