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1998 01. Petite poste de Yanono

Chroniques abidjanaises

PETITE POSTE DE YANONO
Ou : A deux poids, plusieurs mesures.
La Cigogne N° 39. Janvier – février 1998

Elle nous revient avec une de ses « Chroniques abidjanaises » qui nous font penser irrésistiblement par le contenu, sinon par la forme, à du Courteline (nous l’avons déjà dit) ou au théâtre absurde de Carl Valentin. Après ses démêlés avec les employés du téléphone, la voici aux prises avec les agents de la poste, version africaine, chez lesquels « tout ce qui se trouve derrière une vitre, un guichet ou un hygiaphone a toujours raison ». Nos guerres de guichet, belgo-belges, sont peut-être encore pires : Que pourrions-nous bien conseiller à la jeune Cathy ? Peut-être d’écrire sur du papier à cigarettes !
Bernard Godefroid

Une seule fente dans le mur gris pour l’expédition de tous les courriers. Au dessus de la fente, un papier jaune écrit à la main. Cathy lit:

« Intérieur, Afrique, Étranger,
Boîte à lettre pour tous
les pays du monde entier. »

Elle parle difficilement derrière la grille doublée de l’hygiaphone. L’employée est immobile, assise en retrait de la vitre et ne compte pas s’en approcher. A sa gauche, une chemise avec les lots de timbres disponibles aujourd’hui. A sa droite, une grosse et vieille balance d’épicier, placée de trois-quarts, sans doute pour que le client puisse jeter un oeil sur les pesées. Graduée de 0 à 1 kilo, ses gradations sont larges et usées. L’employée pose une à une les lettres de Cathy sur le plateau métallique, plisse les yeux derrière ses lunettes à monture dorée et lit de biais la gradation à moitié effacée pour décider si la lettre fait plus ou moins de 20 grammes. 20 grammes ! Le poids fatidique. En deçà, c’est 280 F. Au delà, de 21 à 40 grammes, c’est 650 F. Cathy se souvient. Un jour, elle avait essayé de se faire expliquer par la postière pourquoi il fallait payer plus du double pour envoyer une lettre qui ne faisait pas le double du poids. Elle avait tenté de lui démontrer que si son courrier faisait 30 grammes, elle avait intérêt à le scinder en deux envois plutôt qu’un seul, ça revenait moins cher. C’était probablement la première fois qu’un client se livrait à ce genre de calcul et lui faisait cette remarque. En tout cas, la postière l’avait écoutée d’un oeil amorphe, avec la politesse distraite qu’on accorde aux simples d’esprit, puis avait fini par répondre: « C’est 650, c’est le tarif. » Insensible à la logique de l’argumentation, reflet de l’esprit tordu des blancs, pour sûr.

La postière continue de peser les lettres. Elle écrit au crayon le tarif dans l’angle supérieur. Cathy a pourtant pris soin de faire peser toutes ses lettres sur la balance électronique du labo avant de venir. C’est Alphonse, le laborantin, qui s’en est occupé. Les premières fois où Cathy l’avait chargé de cette tâche, il avait recopié, avec application, le poids exact à la quatrième décimale près, ne voulant pas négliger un seul des chiffres affichés par la balance. « 19 gr 7541 » écrivait-il, également dans l’angle supérieur de l’enveloppe. Cathy tenta de lui expliquer que cette précision n’était pas nécessaire pour du courrier, et qu’il pouvait se contenter du gramme. Il la regarda, désolé à l’idée de tous ces beaux chiffres qui ne seraient pas utilisés, mais, habitué à obéir, ne recommença pas la même chose la fois d’après. Il se contenta de laisser deux chiffres après la virgule, ce qui devait sans doute répondre à un équilibre entre son besoin d’exactitude appliqué à l’utilisation de la balance-des-blancs-ilec-tronique qui a coûté si cher, et son quota d’obéissance.
La postière a saisi l’enveloppe à 19 gr 48. Elle la jette sur le plateau. La grosse aiguille vibre sous le choc, tremblote avant de se placer approximativement sur le 20. De son côté, Cathy lit « 19 gr ». Du sien, la postière lit « 21 gr » et écrit sur l’enveloppe 650 F, ne regardant pas l’inscription d’Alfonse portée dans le même angle. « Mais, proteste Cathy, cette lettre ne fait pas 20 grammes ! ». « Elle dépasse » répond la postière, et elle saisit la lettre suivante à 18 gr 95. Cathy ne veut pas se laisser faire. « Je vous assure qu’elle fait moins de 20 grammes ! Je l’ai pesée avec une balance électronique, la précision est bien meilleure que votre balance ! Regardez, le poids exact est écrit sur l’enveloppe ». « Cette balance est bonne » répond la postière d’un ton maussade, persistant à la regarder de biais. Elle jette une autre enveloppe sur le plateau, celle à 18 gr 95, fronce les yeux, lit encore 21 grammes, et écrit 650 F, clôturant là toute protestation.
Cathy fulmine intérieurement. Inutile de songer à continuer la discussion. Ni d’expliquer à l’employée les erreurs de parallaxe. Elle peste contre elle-même et la soi-disant rentabilisation de ses envois. Pourtant, elle croyait avoir compris la méthode: une enveloppe avion kraft, deux feuilles de papier machine; ou une feuille et une carte postale. C’était très pratique: ça tombait pile sur 19 grammes à chaque fois. Elle assiste à la pesée de toutes ses lettres de 19 grammes. Les enveloppes défilent, identiques et estampillées par Alphonse: 19 gr 58, 18 gr 93, 19 gr 72…. Cathy médite, une main sous le menton, accoudée au guichet, sur les différences pouvant exister dans les fibres du papier, le poids de l’encre des écrits, peut-être même dans les couleurs des cartes postales. Pendant ce temps, les poids officiels tombent lourdement: 21 gr, 22 gr, et même un 23 gr, mais là, Cathy soupçonne la postière de se venger mesquinement de la remise en question de ses capacités. Cathy combine mentalement ses prochains envois: ce devra être une feuille et demie, ou une demie feuille et une carte postale. C’est moins commode, mais là au moins, il n’y aura plus de litige possible. Car la postière a toujours raison. Tout ce qui est derrière une vitre, un guichet, un hygiaphone a toujours raison. Cathy a voulu s’approcher trop près de la vitre sale, de l’employée, de la masse limite. Elle est passée par sa faute de l’autre côté de la gradation 20. Elle paiera. Aux yeux de beaucoup d’africains elle est là pour ça de toutes façons. Cathy arrive à sortir le visage lisse quelques billets de son portefeuille. Ils passeraient assez facilement pour le salaire mensuel de la postière dans son pagne orange en face d’elle.
Et toutes deux le savent.

© Isabelle LEBASTARD
Chroniques abidjanaises