Littérature > : Café noir

Le remplissage

– Tu comprends, il faut que je sois crédible.
Séverine avait ôté sa veste et bataillait pour l’accrocher aux bras tarabiscotés du portemanteau. Celui-ci, branlant et trop léger, tremblait sous les assauts de la jeune femme.
– C’est une nécessité. Une nécessité ab-so-lue.
Le portemanteau avait capitulé sous l’insistance de Séverine et penchait maintenant dangereusement. La jeune femme continuait de parler tout en déroulant son écharpe, renonçant à la jeter sur les tentacules d’osier. Elle en fit une boulette, s’assit, posa la pelote de laine sur ses genoux et poursuivit son monologue, appuyant le mot d’un petit coup sec sur la table de bistrot.
– Crédible.
Le serveur se retourna, comme si elle l’eût appelé. Éric prit un air étonné, mélange de politesse et d’intérêt, tout en s’asseyant face à son amie.
– Crédible ? Pourquoi ? Qui ne te croirait pas ?
Elle soupira.
– Toi, ma famille, mes amis, tout le monde quoi. Personne ne me croirait plus si je ne l’écrivais pas, ce fichu bouquin. Garçon, cafés s’il vous plaît !
– Tu ne voudrais pas plutôt un chocolat chaud ? Hasarda Éric.

Séverine ignora la remarque de son ami. Elle avait les nerfs à vif dès qu’elle abordait son sujet favori. Servie à l’instant par le garçon diligent, elle malmenait déjà sa tasse de café, remuant la mousse comme elle écumerait un bouillon, inconsciente de la tempête qu’elle déchaînait dans l’expresso.
Une tempête dans un verre d’eau, c’est exactement ça. Cette expression pouvait décrire Séverine, songea Éric devant l’agitation de son amie. À peine mercredi après-midi, et la voilà déjà qui s’énerve. Mais il savait qu’il était venu pour la soutenir. Ou au minimum, pour l’écouter. À quoi servent les amis, sinon ?

– Enfin, tu es en train de l’écrire, ton roman, n’est-ce pas ? Tu m’en parles souvent : tu es bien avancée, même ?
– Bien avancée ? En train de l’écrire ? Laisse-moi rire.
– Qu’est-ce que tu veux dire ?
– La vérité. Je n’ai quasiment plus rien écrit depuis un an. Quelques bêtises sur Honfleur, quelques platitudes sur Deauville. Rien de solide, rien de construit en tout cas.
– Mais tu as fait ton plan, ta structure, des ébauches de chapitres ! Je te vois toujours avec ton petit carnet à la main, en train de prendre des tas de notes.
– Oui c’est ça, on va dire que je prends des notes, ha ha ! Y’a plus qu’à les replacer dans l’ordre, pour pondre le morceau.
– Et bien alors, c’est déjà pas si mal !
– Tu plaisantes ? Mais puisque je te dis que je n’ai rien écrit ! Que bientôt je ne vais plus être crédible auprès de personne ! Même moi je n’y crois plus, et je ne crois plus en moi.
– C’est terrible ce que tu dis.
– Bien sûr que c’est terrible. Quand je pense que j’ai tout lâché pour ça. Quelle comédie pitoyable !
– Garde confiance, enfin quoi, tu traverses sans doute un passage à vide, une vulgaire période blanche. Tous les écrivains ont connu ce genre de tourments !
– Voilà, tu l’as dit. Ma vie n’est qu’un grand vide, une immense page blanche ! Mais tu ne comprends donc pas, je veux être crédible, je veux qu’on pense que je suis un écrivain.
– Tu te soucies tant des apparences ? Je te croyais au-dessus de ces mesquineries.
– Rien à voir avec les apparences. C’est de ma véritable nature qu’il s’agit.
– Et c’est quoi, ta véritable nature ?
– Je suis un écrivain.
– Même lorsque tu n’écris pas ? Lorsque tu traverses des périodes de vide ? Avec le blues de la page blanche ?
– Ça n’a rien à voir. Je suis écrivain. Comme je suis homme ou femme, humain ou plante ou animal. Je suis écrivain, et je n’ai pas choisi de l’être. C’est un fait, voilà tout.
– Ah, je vois ! Tu es née écrivain, alors.
– Ne te moque pas de moi. Je suis sans doute née écrivain, mais je ne le savais pas encore.
– Et maintenant, tu le sais ?
– J’essaie de me comporter en tant que telle. J’essaie d’y faire honneur.
– Et c’est dur.
– Bien sûr que c’est dur. Et pas une sinécure ! J’aurais préféré être… buraliste, facteur, fonctionnaire des impôts, enfin, je ne sais pas moi, un truc où on ne se pose pas beaucoup de questions……
– Bonjour les préjugés !
– Je veux dire, c’est plus dur d’être écrivain que d’être née chêne ou chien, pour quitter le domaine de l’humanité, si tu préfères.
– Et qu’est-ce que tu en sais, ils ont peut-être eux aussi des doutes existentiels. Mon maître va-t-il me sortir avant l’heure de son feuilleton préféré, parce que là j’ai un besoin qui urge ? Va-t-il pleuvoir cette semaine, va-t-il geler cette nuit ?
– OK, on a tous des doutes existentiels : vendeuse de chaussures, contrôleur SNCF, toutou d’appartement, arbre centenaire …. mais pour un écrivain, c’est rudement dur, affreux, même.
– Donc un écrivain a des doutes existentiels supérieurs à ceux des autres créatures !

Éric cachait difficilement sa gentille moquerie et dodelinait de la tête en souriant. Il adorait prendre à contre-pied les idées de son amie. Mais Séverine le connaissait depuis trop longtemps pour être dupe ou pour se fâcher.
– Sympa l’ironie. Et pourtant c’est vrai : des doutes plus aiguisés, plus pointus, on va le formuler comme ça.
– Bon, admettons cette supériorité de principe. Bien que je n’y adhère pas, n’étant pas élitiste.
– Je ne suis pas élitiste, je me sens différente.
– Et tu souffres en ce moment parce que ton malaise existentiel te broie les tripes et t’empêche d’écrire ?
– Oui. Enfin, oui et non. C’est plus compliqué que ça.
– Rien n’est simple avec vous, les artistes. Allez, explique-moi.
– Je suis un écrivain, donc. De nature. Je n’y peux rien. Je ne peux pas changer, opter pour un autre choix puisqu’il n’y a pas eu choix.
– Mais je croyais au contraire que tu avais choisi d’arrêter ton boulot pour devenir écrivain, il faudrait savoir !
– Écrivain, je l’étais bien avant, je l’étais toujours, même quand je travaillais.
– Et donc quand tu n’écrivais pas encore ?
– Oui. Je sais, ça paraît difficile à comprendre.
– Revenons au début : si tu n’avais pas le choix, tu aurais pu faire semblant de ne pas t’apercevoir que tu étais écrivain !
– Tu es un malin, toi ! Évidemment, j’ai essayé, et souvent, tu t’en doutes. À chaque fois, je me disais : je me suis trompée, j’ai mal interprété les signes, je me fais des idées, laisse tomber l’idée d’écrire.
– Et ça n’a pas marché ?
– Bien sûr que non ! Ce serait beaucoup trop simple, tu vois, si en jouant l’ignorante, en pratiquant la politique de l’autruche, on pouvait échapper aussi facilement à son destin, retrouver le petit confort de sa vie pépère…. Crois-moi, il n’y aurait plus beaucoup d’écrivains sur terre !
– Destin, destin ! Tout de suite les grands mots ! Et s’il t’avait suffit de ne pas suivre ta vocation ? Puisque tu me confies qu’elle te fait tant souffrir, qu’elle te procure plus de peines que de joies ?

Éric semblait vraiment s’emporter, cette fois-ci. Peut-être que Séverine en faisait trop. Elle essaya d’adoucir la tournure des choses.
– J’ai essayé des centaines de fois. En fait, j’essaie tout le temps d’y échapper. Mais ça me rattrape.
– Le fameux destin te court après ?
– Pendant des années, j’ai tenté de me leurrer. Enseigner, cuisiner, jardiner, bricoler. Mais toujours mon état me rattrape. Comme dans le proverbe : « Chassez le naturel, il revient au galop ». Et bien, chassez l’écrivain, sortez-le de vous, il vous reviendra en pleine poire. Et ça fait mal, en plus.
– Bon, alors maintenant, il ne te reste plus qu’à assumer…
– J’assume, j’assume, je m’y suis résignée, en quelque sorte.
– Tu parles de résignation, c’est affreux, écoute-toi donc un peu. L’an dernier, je t’ai connue tellement heureuse. Je m’en souviens parfaitement : tu exaltais, tu jubilais… tu te sentais en « vacances créatives perpétuelles », pour reprendre tes propres termes.
– C’est ça, oui, la vacancière exaltait et jubilait. Quelle foutaise. Quand je pense qu’au départ je me faisais une vraie joie de pouvoir enfin me « consacrer à ma vocation », comme ils disent, tous ces cons, qui ne savent pas de quoi ils parlent.

Séverine s’interrompit un instant pour attraper d’un geste vif le serveur qui passait. Celui-ci connaissait bien sa cliente, une de celles qui squattent le bar tout l’après-midi en consommant un café par heure, le minimum commercial, pour ne pas être gentiment invitée à prendre la porte. Enfin, discrète, quand même, pas comme ces piliers de comptoir qui racontaient à voix haute leur vie sans que personne ne les écoute. Toujours occupée avec son ordinateur portable à faire je ne sais quoi.
– Un autre allongé, madame ?
– Oui. Merci.
– Ne force pas trop sur le café, la conseilla Éric. Tu sais que ça te rend nerveuse.

Séverine gloussa et but une large gorgée de la boisson brûlante. Elle adorait cet ami de toujours. Une des rares personnes qui osait tenir tête à son épouvantable caractère et à ses sautes d’humeur. Un beau blond aux cheveux lisses, une coupe au bol façon années soixante-dix, même pas ringarde chez lui, des yeux bleus, un visage anguleux, un corps un peu trop sec à son goût, la trentaine bien entamée. Un ami fidèle depuis la classe de 5°B au collège de Saint-Pierre-sur-Dives. Marié et jeune papa. Sa femme avait bien de la chance.
– Personnellement, je préférais te voir dans cet état de jubilation.
– Moi aussi, qu’est-ce que tu crois. Mais c’était forcément un état transitoire, une naïve illusion. Maintenant, je suis juste résignée. Et j’assume, enfin, du moins, je le crois. Le problème c’est que …
– C’est ?
– C’est que je suis un écrivain.
– Oui, d’accord, on avait compris. Et ?
– …. un écrivain qui n’écrit pas !
– Et c’est incompatible ?
– Oui et non.
– Décidément, avec toi rien n’est simple ! Oui et non ? Qu’est-ce que cela veut dire ?
– Oui et non car écrivain est un état de nature. C’est plutôt, je dirais… paradoxal. Être écrivain et ne pas écrire. Je suis une aberration sur pattes. Peut-être que je ne devrais pas exister.
– Arrête donc un peu avec tes grands mots : le destin, et maintenant l’existence ! L’univers ne va pas t’effacer comme une aberration spatio-temporelle !

Le serveur fit justement une petite interruption temporelle dans cet échange abscons pour déposer un énième allongé sur la table de Séverine.
– Séverine… ne force pas sur le café, ça ne te réussit pas, tu le sais …

Éric sirotait lentement un chocolat chaud qui ne l’était plus depuis longtemps. Indifférente à ses mises en garde, la jeune femme avait recommencé à malmener le malheureux breuvage. Brunes déferlantes matérialisées, prolongements des vagues de son âme. Le serveur n’aimait pas cette cliente trop spéciale, une grande blonde nerveuse qui avait coutume de s’agiter à coups de moulinets de bras et à maltraiter en direct son café et les touches de son ordinateur portable. Enfin bon, tant qu’elle ne flanquait pas ses tasses par terre…
Séverine continua sur sa lancée, indifférente aux pensées du serveur qui transpiraient pourtant de ses yeux sombres.
– Non ! Je ne suis pas assez importante pour que l’univers s’aperçoive de mon incongruité, se rende compte que je ne suis qu’un sac de nœuds.
– Tu n’es pas le seul sac de nœud sur terre ! Et les autres écrivains, alors ? Et les autres artistes bourrés de doutes existentiels ? Et les philosophes, les journalistes, les économistes ? Tu y as pensé ?
– Ooh, chacun s’occupe de son sac de nœuds, et voilà ! À mon échelle, j’aimerais le dénouer un peu, ce fichu sac, tirer sur le bon bout et voir apparaître un morceau de corde bien droit.
– Reprenons alors le morceau de corde de la crédibilité, tu veux bien ? Là, tu ne m’as pas convaincu.
– Oui, crédibilisons.
– Tu veux continuer à être crédible à la face du monde – enfin, on va dire, pour l’instant, de tes amis proches, les seuls susceptibles à ce jour de te lire, dis-moi si je me trompe -, tout en continuant à ne pas écrire, c’est bien cela ?
– Oui, je veux continuer à leur offrir mon visage d’écrivain.
– Et si on te voyait uniquement comme une femme heureuse, comme une mère épanouie, cela t’ennuierait ?
– Non, bien sûr que non, j’adore être maman et épouse, mais ce serait… incomplet, tellement… amputant !
– Et dis-moi ce que tu comptes faire pour être crédible, si tu n’écris pas ?
– Je n’ai pas le choix : je dois écrire.
– Ah, tu vas être forcée, alors ?
– Non, là, c’est moi qui vais me forcer, m’auto-forcer. J’ai un putain de livre à écrire en un an.
– Pourquoi un an ? Tu as trouvé un éditeur ? Mais c’est génial, raconte ! Il t’a donné un délai ?
– Calme-toi, ho là, pas du tout, d’abord je n’ai même pas d’éditeur. Mais j’ai remarqué que les écrivains sérieux sortaient un livre par an, et après réflexion, il m’a semblé que c’était le bon rythme. Un cycle d’un an, quatre saisons, la nature, la vie, une nouvelle année, un nouveau livre : c’est biologique et ça me laisse le temps d’en pondre une trentaine tant que je serai intellectuellement valide.
– Je vois que tu fais des projets à long terme ! Commence peut-être d’abord par le court terme. Termine un premier livre. Et un an, c’est long, ça te laisse du temps devant toi, alors, pas de panique !
– Pas de panique ? Ça fait un an que j’ai arrêté de bosser, un an que je fais croire à tout le monde que j’écris, même à toi, mon meilleur ami !
– C’est vrai, je m’en souviens comme si c’était hier.
– Oui, un an moins une semaine.
– Le temps passe si vite …
– Bof… une semaine, un an, quelle différence ? Il me reste une semaine pour accoucher de ce fichu bouquin. Et qu’est-ce qu’un bouquin après tout ? Deux cent cinquante pages ? Cent quatre-vingt pages ? Gros caractères, marges larges, petit format…. quelques centaines de phrases, rien de plus. Qui va me faire croire qu’il a besoin d’un an pour remplir cent quatre-vingt pages ? Si les idées sont déjà là, il faut combien de temps pour les coucher sur le papier ?
– Mais là, tu ne parles pas d’écriture, ni de création, tu parles de saisie de texte.
– Et alors ? Pour moi, c’est la même chose. Je n’ai pas écrit pendant un an. Soit. J’en suis fort aise ! Et bien, trace le texte, maintenant ! Descends-le sur le papier.
– Le texte est dans ta tête ? Tu as déjà inventé l’histoire ?
– Il ne s’agit pas d’histoire. Je n’écris pas d’histoires, moi.
– Oui, euh bon, tu sais la littérature et moi…. Bref, tu as déjà écrit ton …. enfin, ton texte, dans ta tête ?
– Oui et non.
– Décidément c’est le jour des oui et non !
– Je ne fais pas exprès. Tout en moi est paradoxal. Je veux dire que tout coexiste en moi. L’écrit et le non écrit. L’inventé et le à inventer. Il me suffit de rassembler les morceaux. Les prêts et les pas prêts. D’aller à la pêche aux phrases. De les ordonner, plus ou moins dans l’ordre de la pêche, d’ailleurs. Et quand j’ai mes cent quatre-vingt foutues pages, je m’arrête.
– Il n’y a pas beaucoup de respect pour le lecteur là-dedans.
– Le lecteur ? Je m’en tape, du lecteur. Je n’écris pas pour le lecteur, j’écris pour avoir la paix.
– Mais tu as quand même envie d’être éditée.
– Ah oui…. bien sûr, je te vois venir. La reconnaissance, la sacro-sainte reconnaissance.
– Même par des prétendus intellos, des cons que tu méprises, qui ne comprennent rien à la littérature et ne publient que ce qui est à la mode, dans l’air du temps, ce qui se vend et qui rapporte, bien écrit ou plutôt mal écrit en général – je te plagie ?

Séverine ne put s’empêcher de glousser. Son pote Éric était trop marrant. Il la connaissait et la supportait vraiment trop bien. Conscient de son petit effet, il tapotait machinalement ses boucles brunes, tout en l’observant de ses yeux noirs.
– Quoi ? Des yeux noirs ? J’ai des yeux et des cheveux noirs maintenant ?
Il reprit, légèrement flouté : Un peu de cohérence, ma fille. Tu écris n’importe quoi. Je t’avais dit de ne pas forcer sur le café.

Séverine regarda son écran. Qu’est-ce qu’elle racontait là ? Éric était maigre, un blond aux yeux bleus, elle avait même parlé de sa fameuse coupe au bol un peu plus haut.
Concentre-toi. Elle relut le tout et fit quelques corrections… Hmm, pas mal du tout aujourd’hui : sept pages A4, Times New Roman Police 14. Bon, d’accord, la police 14, c’était un peu de la triche, avouons-le, mais tout de même – Séverine utilisa l’outil statistiques – 16 672 caractères, ça nous fait environ… environ vingt pages de bouquin.
Assez pour aujourd’hui. Séverine repoussa son portable.
Cent quatre-vingt pages, option basse du roman vite lu, moins cinquante-cinq entre hier et avant-hier, et moins vingt aujourd’hui, mercredi. Ce qui nous fait, ma bonne dame, soixante-quinze pages en trois jours.
Son roman, elle était partie pour l’écrire dans la semaine.
Encore quelques dialogues à inventer autour d’un café, avec d’autres amis du même acabit, et d’ici dimanche, l’affaire serait dans le sac.

Écrire ? Rien d’autre que l’art subtil du remplissage. Séverine régla ses trois allongés, arracha au passage sa veste du portemanteau et sortit du bistrot, portable sous le bras.
Le garçon la suivit d’un œil sombre.

©Isabelle Lebastard