Littérature > : Café noir

La petite vieille

À quoi reconnaît-on une petite vieille ? C’est quelqu’un qui, assis à une table de café, penche la tête et fouille dans son sac à main à la recherche de quelque chose qu’elle ne trouve pas et qu’elle ne trouvera jamais. Quelque chose dont elle est en quête, fébrilement, interminablement, et surtout sans relever la tête. Ses mains sèches aux doigts laids s’activent sans fin au fond de ce sac sans fond. Elles soulèvent, manipulent, retournent, extirpent, déposent sur la table, remettent dans le sac, tout plein d’objets incongrus et inutiles, mais jamais le mystérieux objet désiré – généralement un vieux kleenex à moitié entamé que la vieille comptait recycler. On aimerait lui dire d’essuyer ses lunettes et d’arrêter ce cirque. De finir par mettre la main sur ce foutu mouchoir, cette fichue pièce de vingt centimes qui manque pour payer sa grenadine, ce vieux pochon plastique où elle a planqué sa chouquette achetée à la boulangerie d’en face. On aimerait se lever, lui arracher son sac, le renverser, le secouer, tout flanquer par terre, clés, comprimés, carte de sécu, pochette à monnaie, tickets de bus périmés, listes de courses oubliées, stylos publicitaires, mouchoirs neufs et usés, la chouquette en question dans son emballage bruyant, miettes durcies des viennoiseries précédentes, fleurs séchées de saisons passées, petits cailloux lisses et arrondis, et un marron ridé de l’automne dernier. On aimerait tout balancer là, sur le carrelage douteux du café, forcément, avec tout ce passage, et lui crier Alors Madame, qu’est-ce que vous cherchez ? Je peux vous aider Madame, dites-moi ce que je dois vous trouver, Madame, et le doigt pointerait le désordre éparpillé sur le sol. Mais on ne peut pas le faire. Pour au moins deux bonnes raisons. La première, c’est que la vieille a toujours le sac coincé sur ses genoux, le dos voûté, le nez penché dans l’objet de discorde et ses dix doigts agrippés, occupés à y farfouiller. La deuxième, c’est que c’est une petite vieille, et que les conventions sociales empêchent, justement, de secouer, de malmener, d’insulter et même, de presser, de remuer, de conseiller, les vieilles foutraques comme elle aux cheveux blancs, aux doigts maigres et secs, au corps décharné, qui, de toute façon, ne vous regardent pas, ne vous calculent pas, ne savent pas que vous êtes assise là, juste à côté, les oreilles vrillées, ni que vous serez à leur place dans quelques courtes années et que vous n’aurez à ce moment-là vraiment, mais vraiment pas envie qu’on vous fasse la même chose. Pour l’instant, elles n’ont qu’une idée en tête, ces petites vieilles : fouiller, à la recherche d’elles ne savent plus quoi déjà, et nous encore moins, fouiller encore et encore, jusqu’à la fin de ce café, jusqu’à la fin de cette page, au fond de cet instrument de torture, leur immense sac à main.

© Isabelle Lebastard