Littérature > : Atelier "Osez écrire" Trouville-sur-mer, par Carole Lacheray

2019 12 12 « Enfances  »

Atelier d’écriture animé par Carole Lacheray

Médiathèque de Trouville-sur-mer

Découvrez son blog, ouvert à tous : « Osez écrire »

http://osezecrire.blog.free.fr/

« Enfances  »

1) Fragments d’enfance

Écrire 5 phrases très rapidement et sans fioritures, n’ayant aucun rapport entre elles, qui sont des moments, des faits marquants, réels ou fictifs de notre enfance. Chaque phrase doit commencer par un « Il » ou un « Elle ».

Durée : 5 minutes

Il était né trop gros.

Il n’a apprit à sourire que bien trop tard.

Il n’aime pas Alfred, son voisin de table, qui sent mauvais.

Il joue mal au foot et préfère les parties de billes au fond de la cour.

Il adore le Nutella, surtout celui qu’il mange en douce, directement dans le pot caché au fond du placard, mais il connaît la cachette et tourne avec délectation l’index dans le pot de crème onctueuse.

On fait ensuite une lecture alternée, phrase par phrase, par deux : ça fonctionne très bien en dialogue !

2) J’étais tu

En reprenant une de ses phrases.

Durée : 10 minutes

Tu étais né trop gros. « Un beau bébé ! » avait pourtant clamé la sage-femme à ta mère, exténuée par l’effort de ta venue au monde. 4 kg 5, marquait la balance de l’hôpital Necker, en cette deuxième moitié du XXe siècle. Par la suite, tu t’étais toujours trouvé gros, même si la plupart des ménagères, des voisines du quartier et amies de ta mère, venues t’offrir de la layette bleue, un hochet girafe et quelques peluches, palpaient tes cuisses charnues, tapotaient tes fesses rebondies et pinçouillaient tes joues écarlates, un petit air coquin au coin des lèvres, presque une larme à l’œil, en répétant à ta mère « Mais quel beau bébé, quelle santé de fer il doit avoir, comment l’as-tu donc nourri Marie-Louise, ton bébé, pour qu’il fasse cette taille, qu’il ait ce poids, à son âge ! ». Tu les regardais tristement, ces femmes-là, toi qui ne savais pas encore parler mais comprenais tout, à travers la bave de ton menton gourmand, derrière ta tétine, toujours collée à ta bouche qui te forçait, par un réflexe animal, à aspirer, lécher, téter, même quand le sein généreux de ta mère nourricière ne s’offrait pas à toi. Les années suivantes, faites de privation et de régimes alternés de rechutes graves, ne t’ont jamais permis de retrouver un équilibre initial, enfin, que dis-tu, un équilibre corporel que du reste tu n’avais jamais connu. Et aujourd’hui, alors que bien des décennies se sont écoulées depuis ta naissance et ces souvenirs douloureux, voire humiliants, alors que tu as été père trois fois déjà, aujourd’hui, tu te dis que tu aurais aimé naître maigre, sec, athlétique, et que dans une prochaine vie tu te réincarneras en un maigre petit bébé, un être de préférence prématuré, démuni, car c’est ainsi que tu voulais affronter tes débuts dans cette vie-là.

3) Polyphonie

Choisir « Une première fois » dans la vie. Un personnage à deux voix qui se contredisent, la deuxième réfutant tout ce que dit la première.

Durée : 10 minutes

Je choisis : Une première boum.

– On avait fait ça dans la cave. Elle était sombre, humide, et sentait le renfermé.

– Pas si humide que ça ! Et puis, avec les lucarnes, la lumière arrivait de la rue.

– On s’était glissées entre les toiles d’araignées. Il y avait même de grosses araignées, noires et poilues, cachées dans tous les recoins de la cave.

– Tu exagères ! Papa passait régulièrement un coup de balai dans sa cave. Il n’aurait jamais supporté de voir des bestioles se promener sur ses boîtes à outils.

– En tout cas, pour cette grande première fois, on avait tout aménagé. Christian nous avait prêté un vieux matelas et quelques coussins. Éric avait amené une lampe à infra-rouges, ça faisait trop ambiance boîte !

– Ah oui, parlons-en de ce matelas. Il puait le moisi et les ressorts dépassaient.

– Mais moi j’avais adoré l’atmosphère ! La noirceur de la cave, le petit coin intime éclairé de rouge…

– Sois réaliste, c’était la cave, juste parce que nos vieux n’avaient pas les moyens de nous louer une vraie salle.

– Mais tout de même, pour mes 13 ans, une vraie teuf avec plain de potes ! Ma première boum, quoi.

– Oui, enfin… vu que seul Christian en définitive était venu… t’as passé toute la soirée à danser avec lui.

– Un bon danseur, tout de même, ce Christian.

– Un bon danseur ? Mais il n’avait mis que des slows pour te coller ! Il voulait juste sortir avec toi.

– Ah oui ? Tu crois ?

– Et en définitive, alors, tu t’en souviens ? T’étais sortie avec lui ? Tu l’avais eu, ton premier baiser ?

– Avec Christian ? Oh, pouah, berk !

4) L’enfance des femmes et hommes célèbres

Imaginer l’enfance réelle ou fictive d’un personnage célèbre.

Durée : 10 minutes

Neil n’avait jamais réussi à placer le ballon dans le panier. Edward, son grand frère n’avait, lui, qu’à lever le bras droit, dérouler le coude, élégamment en plus, et le ballon de basket atterrissait presque à chaque fois au centre du filet. Mais trop facile : Edward, son aîné de trois ans, le dépassait d’au moins trente centimètres. Dès le départ, le jeu était faussé. Pourtant Neil s’entraînait jour après jour. Dans la cour de l’école, puis dans le club du lycée. Il intégra l’université la plus prestigieuse de l’État. Au fil des ans, il développa ses performances sportives et améliora ses capacités physiques. Toujours plus haut, toujours plus loin, telle était sa devise. Sa réputation s’étendait, le précédait, et Neil avançait à pas de géants. Ses bonds, souples et puissants, préparaient les lancers, les amortis, et les retours sur la terre battue des terrains de sport.

Quinze ans plus tard, Neil sautait bien plus haut, bien plus loin, face à un petit ballon rond, flottant, au loin, dans l’espace. Modeste, il prétendit que ce n’était qu’un petit pas pour l’homme qu’il était devenu, le garçonnet qu’il n’était plus, mais un grand pas pour l’humanité qu’il représentait, seul, sur ce terrain de sport jamais encore foulé.

5) anamnèse imaginaire

Un drame imaginaire d’enfance

Durée : 10 minutes

Papa était encore rentré très tard ce soir-là. Maman avait préparé le repas, un bon gratin de pâtes au fromage comme on aimait, mes sœurs et moi. À force de l’enlever du four et de l’y remettre, le gratin avait brûlé. Maman pleurait, assise à la cuisine. Elle se mouchait dans un grand tissu blanc, puis se tamponnait les yeux avec un coin de son torchon à carreaux et voulait nous faire croire que tout allait bien, que le repas ce soir se déroulerait bien lui aussi. Mais moi, je savais que ce n’était pas vrai. Mes sœurs étaient trop petites pour comprendre, pas moi. Je savais que papa, comme chaque fois qu’il rentrait tard, serait de mauvaise humeur, de très mauvaise humeur. Je savais que ses yeux rouges chercheraient tout de suite quelque chose à quoi se raccrocher pour s’énerver encore plus : une bande dessinée que nous aurions oubliée de ranger, le fauteuil laissé de travers dans le salon, la télé éteinte, son apéro pas servi sur la table basse. Les gifles suivraient. Papa commençait généralement par maman. Baffes, torgnoles, coups, insultes : maman encaissait sans un cri, elle prenait tout sur elle, elle avait trop peur que papa s’en prenne à ses filles. Moi, j’étais un petit garçon de dix ans à peine, mais déjà solide pour mon âge. Papa, quand il était bien ivre, me flanquait au passage quelques coups sous le moindre prétexte, pendant ou après maman, ça dépendait des fois. Ce soir-là, le gratin de pâtes était brûlé, maman sanglotait sur sa chaise et je sentais qu’un drame se préparait. L’atmosphère était trop chargée. La peur imprégnait le petit appartement. Mes sœurs s’étaient réfugiées dans leur chambre. Ça sentait le cramé dans tout le couloir, et probablement aussi dans la cage d’escalier. La rage de papa, qui enflait lorsqu’il grimpait, de sa démarche fatiguée, les trois volées d’escaliers, gonflerait au même rythme que sa respiration sifflante. Je l’entendis arriver, je reconnaissais sa démarche de très loin. Ma mère se recroquevillait sur sa chaise, tétanisée. J’ouvris la porte, à l’instant exact où mon père, géant titubant, se dressait au sommet de la dernière marche sur le palier. Je poussai, de toute la force de mes petites mains de dix ans. Parricide.

Quarante ans plus tard, au cours d’une banale conversation dans sa maison de retraite, ma mère me rappela que papa, ivre mort, avait basculé dans la cage d’escalier. Pendant ce temps, terrorisé, je barrais la porte de la chambre de mes sœurs. Parricide, moi ?