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1997 03. Le calendrier

Chroniques abidjanaises

LE CALENDRIER
La Cigogne
N° 35. Mars – Avril 1997

Voici la suite tant attendue (par certains de nos lecteurs) de ses chroniques abidjanaises. Celle qui suit traite de la bureaucratie et des abus de pouvoir de petits « chefs » dans une administration. Il n’est pas nécessaire d’aller aussi loin qu’en Côte d’ivoire pour vivre des choses presque analogues. J’ai connu personnellement en Belgique des mésaventures qui n’étaient pas si éloignées de celle qui est décrite ici. Avec les circonstances aggravantes que, chez nous, les fonctionnaires possèdent souvent du matériel ultramoderne, des locaux et du mobilier confortables, sont censés être compétents, etc. la description des vices bureaucratiques dans une de leurs versions africaines ainsi que dans un dénuement extrême, procure un effet d’étrangeté garanti. Elle prête à sourire, à ricaner ou à se claquer la tête contre les murs, selon l’humeur. Ici encore l’humour à la fois tendre et grinçant d’isabelle fait des merveilles.
Bernard Godefroid

I

Le bureau de l’employé grince. Ou sa chaise grince, inlassablement, à chacun de ses mouvements. C’est un vieux bureau en contreplaqué dont le bois part en bandes sur les côtés. Un bureau pour deux. A gauche, l’employé aux factures, réceptionniste de son état. A droite, l’employé au téléphone, réceptionniste à l’occasion.

L’employé de gauche a placé devant lui une épaisse plaque de polystyrène qui sème des granules jaunis. Il a écrit dessus, au stylo noir et en lettres d’imprimerie « VEUILLEZ VOUS ADRESSEZ AU RECEPTIONISTE ». Par miracle, la fin du mot réceptionniste n’est pas écrite à la verticale au dessus ou en dessous du mot. Cathy en aurait ressassé une fois de plus leur absence de prévision dans l’espace. L’employé est petit, le visage rond, les lèvres larges, très typé probablement, mais elle ne connait pas suffisamment les ethnies pour deviner la sienne. Cependant, elle a déjà vu des visages de ce genre et il lui est plutôt sympathique. Méthodiquement, il détache les bandes perforées des factures imprimées du téléphone et les met en peinant dans des enveloppes à peine plus larges. Entre deux factures, ses copines aux hanches larges passent amener du pain, des brochettes 25 – 25, et voir le patron. Elles ressortent dix minutes plus tard. Il leur tapote gentiment les fesses au passage, plein de connivence. La porte derrière lui affiche un large panneau « ACCÈS INTERDIT ». Pour plus de véracité, l’employé a rajouté au feutre rouge « VISITES STRICTEMENT INTERDITES ». C’est là que disparaissent ses copines, boubous arrondis balançant au dessus de savates aplaties par des pieds plats, pendant que la petite blanche attend toujours, assise sur son siège en plastique moulé qui lui colle à la peau. Elle attend dans ce couloir sale, lieu de va et vient permanents, que le patron, qui par chance travaille ce jour là, veuille bien lui accorder une entrevue. Peut-être va-t-il consentir à la recevoir quelques minutes pour lui confirmer une fois de plus que son quartier est saturé et qu’elle ne peut pas avoir le téléphone. Pour l’instant le patron est occupé avec des clients, lui a dit l’employé de gauche. Elle n’a vu entrer ni sortir personne de ce mystérieux bureau, à l’exception des vendeuses en boubou. Elle peut bien attendre encore un peu: après tout, cela fait déjà deux ans qu’elle a demandé le téléphone. Qu’est-ce que l’attente pour un africain ? médite-t-elle. Cela n’existe tout simplement pas. Et puis, si elle avait les bonnes relations, les bons amis, la vraie puissance du noir aux grosses fesses sûr de lui, à la chemise blanche sur un ventre débordant, elle l’aurait depuis longtemps son téléphone, elle le sait. Mais que peut-elle, petite toubab polie, qui ne sait même pas proposer son « cadeau » avec l’air naturel de supériorité qu’il faut prendre dans ce cas ?
Le regard las de Cathy revient au deuxième employé, celui qui occupe la partie droite du bureau. C’est lui qui répond au téléphone d’une voix indistincte et pas toujours en français. Régulièrement, il marmonne « Il faut rappeler demain ». Sa phrase favorite. Aux quelques visiteurs égarés il enchaîne « Il faut aller au bureau derrière ». Seule la petite blanche semble ne pas avoir le droit d’aller dans ce fameux bureau. Les autres visiteurs circulent dans le couloir, entrent et sortent tranquillement comme si de rien n’était, avec leurs savates bruyantes sur la poussière granuleuse du carrelage. Le siège de l’employé grince sans arrêt. Il ne s’en rend pas compte, habitué depuis si longtemps, il ne l’entend plus. Ou peut-être qu’il s’en fout, tout simplement. Son siège de skaï noir élimé a bien l’âge de son bureau, qui a sans doute le sien, c’est à dire, selon les estimations de Cathy, quelque chose entre vingt et quarante ans. Elle, elle aurait apporté depuis longtemps de l’huile pour faire disparaître ce grincement qui la fatigue. Ne pourrait jamais travailler toute la journée sur un siège aussi bruyant, ni partager au coude à coude un bureau avec quelqu’un d’autre. Mais elle se rend compte qu’elle raisonne avec sa tête et ses oreilles de blanche. Ses oreilles irritées par la vibration persistante du téléphone. L’employé décroche en général au bout de la quinzième sonnerie, espérant que l’interlocuteur se lassera avant lui. Répond sur un ton laconique sa phrase habituelle « Il faut rappeler demain ». Quel demain? se demande Cathy. Elle se renfonce dans sa coque moulée gluante et prend son mal en patience. L’employé de gauche, celui qu’elle trouve plus sympathique, lui adresse parfois un sourire entre deux enveloppes collées et lui répète « Il faut attendre un moment ». Elle observe alors de nouveau l’employé de droite, celui qui répond au téléphone. Plus grand, plus maigre, la moustache fine et les pommettes saillantes des burkinabés ou des maliens. Les scarifications sur le visage du fonctionnaire la laissent pensive. Au-delà de son uniforme bleu, au sigle de la société, de ses chaussures noires vernies et craquelées sur des pieds formés à marcher nus, ce sont les scarifications qui ressortent. Ces marques indélébiles. Ces marques d’initiation de sa tribu toujours puissante, ces marques d’appartenance à son ethnie déterminant son statut social. Un employé minable aux factures sur son bureau branlant, qui a le pouvoir d’arrêter et de faire attendre tout un après-midi la petite blanche venue aux renseignements.

II

Son deuxième dossier de téléphone s’est-il, comme le premier l’an dernier, perdu dans les strates des cahiers de réclamations, que des employés remplissent laborieusement jour après jour ? A-t-il sombré dans l’interligne de l’écriture appliquée du préposé à ces écritures ? La voici pénétrant enfin dans le bureau mystérieux du patron, un africain occupé au téléphone, qui lui fait signe d’un geste impatient de s’asseoir. Elle prend place face à lui et son regard est attiré malgré elle par le plafond bleu ciel. Les plaques de polystyrène sont trouées: ce bleu ciel n’est que plâtre sur mousse. Le climatiseur a coulé. L’armoire métallique en dessous qui n’a pas été déplacée a rouillé. Elle n’ose pas imaginer ce que sont devenus les dossiers qui étaient dedans. Son regard revient au plafond: le trou dans le bleu ciel est béant. Serait-ce la porte d’entrée d’un paradis ignoré, la voie d’accès au climatiseur fautif ?
Le chef de bureau note d’un air à la fois distrait et important les coordonnées de son dossier, au stylo rouge. Il encadre même deux ou trois fois ces coordonnées à la dix-septième heure du trente septembre. Cathy ne tarde pas à s’apercevoir qu’il écrit sur un vaste calendrier. Sous son poignet des épaisseurs de calendriers aux pages déroulées s’empilent. Les mêmes pages de la semaine que cette page avec son jour, là, et son rectangle rouge, pour elle. Des mois, des saisons, des années de rectangles rouges ou bleus, selon le stylo disponible dans la journée, d’encadrés de coordonnées de tous ceux venus, avant elle, dans ce bureau, s’asseoir et demander au chef où en était leur demande de téléphone. Son rectangle qui sera bientôt recouvert des pages suivantes du calendrier géant. A côté, sur le bureau, un petit calendrier avec le visage épanoui d’Henriette Konan Bédié et ses meilleurs vœux pour 96. Juste derrière, un autre calendrier à l’image de Houphouët pour 91. A sa droite, un grand calendrier plat avec les photos des chefs d’état d’Afrique noire et une phrase sortie du Nouveau Testament: « Garde l’espoir ». Oui, se dit-elle, un jour, le climatiseur coulera et noiera toutes ces demandes sauf la mienne. Par terre, de vieux Frat’ Mat ou Ivoir’ Soir ouverts à la page des sports, et un dossier rose intitulé « Dossiers non retrouvés ». Elle fixe ce dossier rose, relisant à l’envers les lettres noires. Non, elle ne rêve pas, c’est bien le dossier des dossiers non retrouvés. Son regard retourne au plafond et examine le polystyrène bleu ciel crevé pendant que le chef de bureau répond à ses incessants coups de fil, minaude lorsque une de ses petites amies l’appelle et qu’il prépare un plan de sortie pour ce soir. Elle ne lui répond pas toujours car elle n’est même pas sûre qu’il s’adresse à elle ou à ses partenaires au téléphone. Il lui demande de le rappeler, lui assure qu’il va suivre son dossier de très près, oui, il faut qu’elle le rappelle sans faute la semaine prochaine. Elle propose de repasser dans huit jours le voir. Non surtout pas, il lâche un peu vite, puis se rattrape, il vaut mieux le rappeler, pour commencer déjà à voir ce qui a été fait avant de se déplacer, et ne pas oublier au téléphone de lui préciser la date de leur entrevue. Les yeux de Cathy se posent sur la pile de calendriers couverts, heure ouvrable après heure ouvrable, de rectangles rouges, et elle comprend pourquoi cette précaution est nécessaire. Elle se demande si, le 31 décembre, le calendrier complet des doléances de l’année n’est pas tout simplement poussé du coude, pour tomber directement du bureau dans la poubelle, ou si le chef se contente de poser le nouveau calendrier sur l’ancien. Quoique, se dit-elle, au bout d’un moment, cela ferait une épaisseur qui gênerait son bras pour écrire. Elle arrive tout de même à sourire en lui tendant la main, à le remercier pour tout le mal qu’il se donne pour elle, et peut-être à lui faire avaler qu’elle va le rappeler la semaine prochaine, mais cela n’a aucune importance, elle le sait. Elle sort dans la rue trop chaude en ayant une fois de plus ce sentiment bizarre que du temps lui a été volé et la lumière de fin d’après-midi lui fait mal aux yeux.

© Isabelle LEBASTARD
Chroniques abidjanaises