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1997 03. La tour C

Chroniques abidjanaises

LA TOUR C
La Cigogne
N° 35. Mars – Avril 1997

Cette fois, elle nous entraîne avec Cathy dans un véritable thriller qui se déroule sur fond de misère noire, dans un univers hallucinant. Voici ce qu’elle explique : « A propos de la tour C et des tours administratives en général, il faut savoir que nombre de margoulins petits et grands squattent en permanence ces lieux dans l’attente d’un pigeon comme Cathy… Il y a plus d’escrocs professionnels dans ces tours que de véritables employés officiels. » Malgré la chaleur ambiante, les frissons du suspense sont garantis !
Bernard Godefroid

« Hum, ça sent le guet-apens ici. »
Cathy se dirige vers le parking souterrain des tours administratives. Après avoir erré un moment dans le quartier, elle a fini par trouver l’entrée du « parking visiteurs. »
« Charmant nom, manque plus que le panneau Akwaba » marmonne Cathy entre ses dents tandis qu’elle manœuvre dans la rampe étroite, sale et mal éclairée.
Elle s’enfonce dans les profondeurs de ce monstre désert, perdant peu à peu tout contact avec la réalité.
« Mais qu’est-ce que je suis venue faire dans cet endroit ? »
Le niveau réservé aux visiteurs est le quatrième sous-sol. Pas une seule voiture de garée, personne. Seulement des monceaux de débris variés qui jonchent le sol.
Un bruit métallique la fait sursauter. Sans doute un rat qui fouille dans les ordures. Le cœur de Cathy accélère comme si un inconnu allait lui sauter dessus pour l’égorger.
« Faut pas traîner là, je remonte. »
Cathy étouffe, elle voudrait prendre une goulée d’air, vérifier au plus vite si le soleil existe encore. Soudain devant elle, un énorme trou, infranchissable, rompt la dalle de béton. Impossible d’aller plus loin. Personne n’a du s’engager dans ce parking depuis des décennies. Cathy fait maladroitement marche arrière. Le moteur gronde et les pneus crissent. Elle remonte en sens interdit la rampe d’accès. La lumière bien-aimée l’éblouit.
« Bonjour tantie’, moi c’est Ange, ton ga’dien, je surveille ta voiture. »
Le gamin est maigre et sale. Un sourire illumine son visage. Son grand frère arrive par derrière et le pousse sans ménagements.
« Bonjour tantie’, c’est moi le ga’dien, Kwame. Tantie’, j’ai pas encore mangé aujourd’hui, tu me feras cadeau hein tantie’, il faut me faire cadeau. »
« On verra, on verra. »
Cathy n’a pas le cœur à départager ces deux enfants qui se disputent le privilège de surveiller sa voiture.
Elle se dirige vers les tours administratives. Quatre tours laides et marrons, restées quelque part au milieu des années soixante dix. La carte grise, c’est dans la tour C, lui a-t-on expliqué.
« La tour C ? D’accord. Donc ce n’est ni la tour A, ni la B, ni la D. Enfantin, voyons. »
Cathy relève la tête. La lumière si particulière d’Abidjan lui fait cligner des paupières. Grise et voilée en même temps, une lumière qui donne mal aux yeux. Les quatre tours se ressemblent parfaitement.
« Celle de gauche, c’est la tour A. »
Et Cathy se dirige d’un pas assuré vers la troisième tour. L’entrée grouille de monde. A travers la masse mouvante de pagnes et de chemisettes, elle arrive à discerner le panneau vieilli : Tour D.
« C’est pas vrai, j’oubliai leur fichue logique » maugrée-t-elle, en faisant demi-tour à travers la foule colorée.
Cathy arrive enfin devant la tour C. L’entrée est une vraie fourmilière.
« Madame ! C’est pour la carte grise ? »
Le noir s’est jeté sur elle et ne la laisse même pas répondre.
« Venez Madame, je vous conduis dans le bureau, venez, il y a trop de monde ici. »
Cathy a juste le temps d’entrevoir les guichets du rez-de-chaussée et la foule qui fait une queue indistincte.
« J’ai de la chance, ce type va me conduire dans le bureau de Monsieur Kouassi. Je n’aurais jamais pu le trouver toute seule » se dit Cathy en suivant la chemise grise qui s’enfonce dans la marée humaine.
« Vous êtes Monsieur Kouassi ? » se hasarde Cathy.
« Oui, enfin non, je suis son adjoint. Il est en réunion actuellement. »
L’ascenseur est énorme et bourré de noirs entassés et transpirants. Il n’y a que des hommes. Cathy a l’impression qu’ils la dévisagent tous de leurs yeux blancs. La montée n’en finit pas.
« On descend au 4° ? On m’a pourtant dit que le bureau de Monsieur Kouassi était au 5° ! »
« Il a changé de bureau. »
Une foule pressée circule dans des couloirs sales dépourvus de fenêtres. Ces couloirs lui rappellent ceux du Ministère des Affaires Etrangères, longuement arpentés aux temps héroïques du dédouanement.
« Je vais pouvoir le rencontrer, tout de même ? »
« Il a beaucoup de travail. Je suis chargé de ses dossiers en ce moment. Venez. »
Un peu nerveux, le type lui fait signe de la suivre dans un escalier aussi sale et sombre que le reste, à l’écart des mouvements de la foule. Occupée à poser ses questions, Cathy ne se rend pas compte qu’ils se sont éloignés des chemins balisés.
Le silence l’avertit. Il n’y a plus personne ici. Le type a arrêté sa progression sur un palier désert. Les va et vient ne sont plus qu’un murmure lointain.
« Oh non, comment j’ai pu être assez stupide pour me fourrer dans un pareil guêpier ! » pense-t-elle, trop tard.
Trois acolytes surgis de l’ombre apparaissent. Cathy est maintenant cernée sur ce palier isolé. Il n’y a qu’elle et ces quatre types.
« Donnez vos papiers, je vais aller faire votre carte grise. »
Le deuxième type n’a pas l’air de rigoler. Il tend sa paume large et épaisse.
« C’est sans doute le chef » déduit Cathy.
Comme un automate, elle sort les papiers de la voiture. Il les lui arrache presque.
« Vous allez pouvoir me faire ça aujourd’hui ? Dans quel bureau ? »
Cathy essaye de paraître normale. De contrôler sa voix. De ne pas laisser transparaître qu’elle sait que ces petits margoulins l’ont coincée.
« La machine est à l’étage du dessous. Donnez vingt-cinq mille francs, Madame. »
La main tendue du chef tremble un peu, et ses yeux vifs balaient par à coups la cage d’escalier.
« Il n’est pas sûr de lui, il a peur que quelqu’un arrive. Oh, si seulement quelqu’un pouvait passer par là, je m’enfuirais en courant ! » implore intérieurement Cathy.
Mais aucun des passants de la tour C n’entend sa prière et ne vient se risquer dans cette cage d’escalier déserte.
Les quatre noirs se rapprochent un peu plus d’elle. Cathy sent leur haleine fétide, leur sueur aigre, leur nervosité aussi : tout cela prend trop de temps, la petite blanche doit payer, et vite.
Un des types derrière elle, très grand, pose la main sur son épaule. Cathy sursaute. La pression est discrète, mais présente.
« Il faut payer, maintenant. Il faut payer tout de suite » confirme-t-il par la parole.
« S’ils commencent à me toucher, c’est qu’ils sont à cran, il faut que je m’en sorte, et le plus vite possible. »
Cathy s’applique à masquer le tremblement de ses doigts qui la trahissent. Elle ne doit pas laisser son système sympathique prendre le dessus, elle le sait.
« Mets la pédale un cran plus bas, c’est ça, un cran plus bas » se murmure-t-elle pour se soutenir le moral.
Les petits escrocs trop occupés à mentir n’arrivent pas à imaginer que leur pigeon peut agir exactement comme eux : mentir lui aussi.
« Fais l’oie blanche, complètement blanche. »
Cathy prend une profonde inspiration et sort son discours.
« J’en ai marre de ne pas avoir cette carte grise. Vous seuls pouvez m’aider, Messieurs, faire accélérer le processus. Je ne veux pas attendre un mois de plus. Je n’ai malheureusement pas apporté d’argent mais je vais vous faire un chèque tout de suite. »
Et sur ce, elle brandit son carnet de chèques et un stylo.
« C’est vraiment trop gros » se dit-elle devant leur face étonnée.
Elle continue sur le même mode:
« Je vous assure, Messieurs, mon compte est approvisionné. Vous pouvez me faire confiance, c’est une très bonne banque. »
« Ca ne va jamais passer ! » se rajoute-t-elle.
Mais c’est sans compter sur leur aveuglement. Ces types sont tellement avides d’avoir leur argent, ils croiraient n’importe quoi. Et depuis quand a-t-on vu une petite blanche mentir ?
Incroyable, mais ils la croient.
« On va vous accompagner à la banque pour retirer du liquide » affirme cependant le premier type, tenace.
Cathy sent le découragement l’envahir. Le grand derrière elle a toujours la main posée sur son épaule. La pression s’est accentuée, maintenant franchement inamicale. Elle aimerait arracher ce contact moite.
Une autre inspiration, profonde. Une dernière ligne droite.
« Courage, ma vieille. »
« Ma banque va bientôt fermer. Voyons, si je me dépêche j’ai juste le temps de faire l’aller retour. A quelle heure quittez-vous ici? »
« A 18 heures » répond le chef.
« Alors c’est jouable, je fais le plus vite possible. Je suis de retour dans une demie heure. »
Tout en disant cela, les yeux dans les yeux du premier type, celui qui a ses documents, Cathy tire doucement, tout doucement la liasse de papiers de ses mains. Parler, le regarder, tirer, tirer encore un centimètre, ouf, ça y est, elle a récupéré ses papiers qu’elle remet en tremblant un peu dans son sac.
« Heureusement, ils n’ont pas pensé à fouiller mon portefeuille, avec tout cet argent que j’ai sur moi » s’étonne-t-elle en silence.
Il faut continuer à parler, à faire diversion.
« Merci vraiment, Messieurs, de vous donner autant de mal pour moi. Je reviens tout de suite. »
Cathy doit se forcer pour ne pas courir vers l’ascenseur. La petite flèche orange clignote, à côté des portes fermées.
« Qu’il arrive, vite, bon sang, ils vont se réveiller ! »
Les portes bienfaisantes de l’ascenseur s’ouvrent et Cathy s’engouffre avec volupté dans cette cage à sardines transpirantes. Elle se cache bien au fond, derrière une grosse mama au pagne plein de replis.
Cathy repasse devant les guichets bondés du hall d’entrée. Elle a envie de crier sa joie, ou de pleurer, elle ne sait pas exactement.
« Tantie’ on a bien gardé ta voiture. Tantie’ il faut faire cadeau là. »
Les deux petits gardiens se sont mis de mèche pendant son absence.
« Petite échelle, grande échelle, tout fonctionne comme ça » se dit-elle en tendant, le sourire aux lèvres, une pièce de 100 FCFA à chacun des deux gamins.
Inespéré. Quatre rangées de dents se découvrent.
« Merci tantie’, à la prochaine tantie’ ! »
« N’oublie pas tes fistons tantie’, Ange et Kwame ! »

© Isabelle Lebastard
Chroniques abidjanaises