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1997 05. Un âge incertain

Chroniques abidjanaises

UN ÂGE INCERTAIN
La Cigogne
N° 36. Mai – juin 1997

Une fois encore, dans ses chroniques abidjanaises, Isabelle se penche sur le sort des petites gens. Elle pose sur eux un regard neuf, candide, qui amène à s’étonner et surtout, à chercher à comprendre. Cette nouvelle pourrait s’intituler « Chocs de cultures ». C’est la rencontre du monde occidental où tout se monnaie, se calcule, même le temps, avec le monde de l’Afrique noire, basé sur les coutumes et les traditions tribales, où personne ne se presse, où le temps, l’argent et parfois la nourriture n’ont plus qu’une valeur très relative. Peut-être après avoir lu ceci s’étonnera-t-on beaucoup moins des échecs retentissants que rencontrent certaines ONG qui ont la prétention d’aller apprendre « à ces gens-là » comment faire pousser des salades ?
Bernard Godefroid

Au début je remarquai cette coïncidence: Notre boy et notre gardien étaient nés le premier janvier. Tous les deux. Eux ne semblaient pas du tout s’en étonner. Je commençai à comprendre lorsque j’étudiai, pour remplir son bulletin de paie, la carte d’identité d’Agnès, notre nounou. J’y lisai: « Née le premier janvier, vers 1960″. Vers 1960 ! Qu’est-ce que cela signifiait ? Je l’appelai dans le bureau et lui demandai:

 » Agnès, quel âge as-tu ? »
Rires. Puis, d’un ton gêné, ou de circonstance pour le blanc avec ses questions incongrues:
 » Da sais pas, Madame. »
 » Tu ne sais pas ton âge, Agnès ? »
Je la regarde avec un air ahuri. Elle compte alors pour me faire plaisir sur ses doigts. Un moment après:
 » Vers trente-cinq ans. »
 » Et quand est ton anniversaire ? »
Rires à nouveau.
 » Da sais pas Madame. »
Madame est bien naïve en effet, elle ne sait même pas qu’en Afrique on ne fête pas les anniversaires, on fête les morts. Les africains font des funérailles grandioses qui n’en finissent pas, n’arrêtent pas d’honorer les morts de crainte qu’ils ne reviennent les embêter et leur jeter de mauvais sorts. Des vivants, ils s’occupent moins.
Têtue, pour évaluer l’âge d’Agnès je lui demande l’âge de son premier fils, celui qui est en terminale.
 » Dix-huit, je crois. »
 » Tu es sûre ? il rentre en terminale cette année ? »
 » Non, Madame. »
 » Il a déjà fait une terminale alors ? »
 » Deux même…. non, trois. »
 » Quoi, tu veux dire, c’est sa quatrième terminale! Mais alors, il est plus vieux ton fils!  »
 » Oui, il est plus vieux … il doit avoir vers les vingt ans. »
 » Et qu’est-ce qu’il y a marqué sur sa carte scolaire ? »
 » Qu’il est né vers l’année ….  » Rires.  » Da sais pas Madame, c’est trop dur de compter les années. Chez nous les africains, on est pas comme chez vous les blancs, on compte pas les années, on sait pas son âge. Personne nous demande son âge, c’est les blancs qui veulent savoir l’âge des gens, alors on fait des cartes d’identité et on met né vers… »
Je commence à comprendre.
 » Mais alors Agnès, tu n’es pas née le premier janvier, n’est-ce pas ? »
Rires.
 » Non, Madame, chez nous, quand on sait pas quand un enfant il est né,
le blanc il marque premier janvier, on fait ça pour tout le monde. »
Je continue cet interrogatoire. Il m’ouvre une dimension culturelle que je commence seulement à envisager.
 » Et toi, Agnès, est-ce que parfois tu te demandes quel âge tu as ? »
Quelques secondes de silence. Puis d’un ton un peu amer:
 » Je suis vieille. »
 » Vieille ? Pourquoi tu dis ça ? Tu es encore une jeune femme! et tu es jolie! »
 » Non Madame !  » Me rétorque-t-elle d’un rire mêlé d’indignation.  » Je suis vieille! Et puis da ai beaucoup d’enfants aussi, six enfants, ça rend les femmes vieilles. Chez nous quand une femme a des enfants, elle intéresse plus les hommes. Les hommes ils vont avec les jeunes, les petites à carreaux, celles qui ont pas encore enfant. »
 » Tu veux dire les écolières ? »
 » Oui, Madame, ces petites qui ont carreaux, là, tous les hommes ils vont avec, elles disent jamais non. »
 » Et toi, Agnès, est-ce que tu as un petit ami ? »
 » Non Madame, je peux pas avoir petit ami. »
 » Pourquoi ? »
« Je suis trop vieille, personne me regarde, c’est fini, personne veut d’Agnès. »
 » Et ton fils, le plus grand, tu l’as eu à quel âge ? »
Elle réfléchit.
 » Je sais pas, Madame, c’était avec mon premier mari, celui qui est mort maintenant. »
 » Tu avais vingt ans ? »
 » Oh non Madame ! Pas si beaucoup, vers seize peut-être ».
 » Et c’est toi qui l’a élevé ? »
 » Non Madame, mon mari, l’autre, après, il veut que ses enfants à lui. C’est la vieille qui l’a élevé au village. »
 » Ta mère de sang ? »
 » Non Madame, ma vraie mère, je la connais pas, elle m’a pas élevée, je l’aime même pas. Je vais la voir des fois au village, mais je l’aime même pas comme la vieille. La vieille, elle est fatiguée, c’est moi je lui envoie l’argent chaque mois pour manger, elle a plus rien, même ses enfants ils lui envoient plus l’argent, c’est Agnès qui donne. »
 » Et c’est normal ça chez vous ? »
 » Oui Madame, chez nous, quand une femme elle élève un enfant, c’est plus que la vraie mère, c’est comme son enfant, et après toute sa vie, cet enfant il s’occupe d’elle, il lui envoie l’argent au village, les médicaments, tout, il paye même terrain pour construire maison. »
 » Et tu fais ça toi aussi ? »
 » Oui, da coupe ma paye en deux et da envoyer chaque mois à la vieille. Elle construit maison en dur, le reste, je donne à mes enfants pour l’école. »
 » Et il te reste quoi pour toi ? »
 » Da pas besoin beaucoup, da mange attiéké, alloco, souvent ma voisine dans la cour elle me donne à manger, je paye cinq mille loyer, deux mille l’ampoule, ça me suffit Madame. »
 » Et à qui est le terrain là-bas au village ? »
 » Mmh… le terrain il est à elle, après, quand elle est morte, il est à moi, la maison est à moi. »
 » Mais tu n’es pas de sa famille. »
 » Oui, c’est une soeur de ma mère, et puis, tout le monde au village, il sait que c’est Agnès qui paye le terrain; et le chef du village il va donner le terrain à Agnès. Y a pas de problème, Madame, chez nous, ça marche comme ça, on fait pas papiers, tout le monde sait. »
 » Elle est très vieille ? »
 » Oui Madame, elle est fatiguée aussi, elle a trop travaillé. Elle marche plus beaucoup. Elle a vers les …. quarante ou cinquante ans, je sais pas. Elle va mourir bientôt. Chaque fois je vais au village, je crois c’est la dernière fois je la vois. Quand je rentre à Abidjan, des fois je pleure dans le bus, je prie Dieu que je la vois encore une fois. »
 » Dieu t’écoute ? »
 » Oui, Madame, da fais carême, souvent je mange pas, et Dieu il m’écoute. »
 » Et là tu jeûne, encore ? »
Rires gênés.
 » Oui Madame, da pas mangé aujourd’hui. »

© Isabelle LEBASTARD
Chroniques abidjanaises