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Une place au soleil

L’arbuste provenait d’une graine, pas meilleure ni pire qu’une autre. Une graine parmi des milliers, qui avait eu la chance d’être saisie entre le pouce et l’index par le technicien horticole, placée dans un petit pot de plastique, recouverte de quelques millimètres d’un terreau noir et humide, mise sous l’éclairage artificiel d’une serre pour, enfin, germer. Le bourgeon était devenu tigelle puis plantule. Deux années avaient passé. Au printemps suivant, exposé dans un grand magasin, en compagnie de centaines d’autres pots bien alignés, le jeune arbuste avait encore eu de la chance. C’est vers lui que la main de la cliente s’était tendue. Il avait été choisi. Il ne s’étiolerait pas et ne mourrait pas bêtement de soif dans sa jardinerie de supermarché.

On le planta dans un jardin de pavillon du pays d’Auge. Il y avait un manque à combler dans la haie. De robustes Photynia et Ceanote l’encadraient. Deux hivers et trois printemps avaient suivi. Hélas, il avait peu grandi, malgré ses efforts pour suivre ce qui était inscrit dans ses gènes. Fabriquer, en bas, des racines, et en haut, des tiges et des feuilles. Et même des fleurs, le jour où il atteindrait sa maturité sexuelle, ce qui ne devrait pas tarder. En sage élève végétal, l’arbrisseau s’était concentré sur ces deux axes opposés de la vie. Le côté obscur et le côté lumineux. Vers le bas, il avait pointé ses racines à la recherche d’eau, et développé des radicelles latérales, attirées par les substances nutritives. Vers le haut, il avait allongé sa jeune tige, qui s’était épaissie. Quelques rameaux devinrent de véritables branches. Son port naturel était noble. Sur l’étiquette imputrescible que sa maîtresse avait laissé à son pied, on lisait encore, malgré la légère décoloration du rectangle de plastique, les informations suivantes : « Espèce à port délicat semi-retombant. Feuilles d’un joli vert glacé. Fleurs blanches mellifères. Floraison : juillet à septembre. Situation : soleil ou mi-ombre. Hauteur maximale 2 m. Espacement 1 m 50 ».

Il avait lu et relu ces maigres informations un nombre incalculable de fois. Elles lui servaient de trame familiale, en l’absence de tout lien, même visuel, avec – il ne pouvait pas dire sa forêt – ses origines. Il se voulait digne représentant de son espèce. Les premiers mois de sa vie, il avait éprouvé un certain orgueil à savourer, comme on laisse un bonbon fondre sous la langue, les expressions « délicat port semi-retombant », « joli vert glacé », et « fleurs mellifères ». Il s’imaginait déjà, beau, royal, gracieux, avec les longs bras de son port semi-retombant, lui donnant un air tellement décontracté et, en même temps, respirant la maîtrise de soi. Il brillait dans le jardin de son aura « vert glacé ». La teinte inimitable de ses feuilles se reconnaissait de loin, entre toutes. Quant à ses « fleurs mellifères », elles émanaient un parfum d’une telle flagrance que tout ce qui bourdonnait ou papillonnait s’en trouvait pris d’une ivresse incontrôlable. Il devenait la proie d’un tourbillon d’insectes colorés. Il était fécondé de tous côtés, cœur végétal d’une orgie géante. Il avait imaginé cela et s’était nourri de son futur, pendant les trois premières années de sa croissance. Pressé de devenir touffu, mature et fleuri, pressé de briller dans sa haie campagnarde, pressé d’être beau et chic dans ce coin de jardin.

Pendant ce temps, sa maîtresse s’activait, bienveillante. Elle passait à l’automne et au printemps grattouiller la terre au pied de la haie – ça lui faisait des chatouilles aux radicules – et déposer un peu de compost. Une fois par an, elle venait mettre un petit tas de fumier de cheval encore tiédi par la fermentation à la base de chaque arbuste, et c’était leur cadeau de Noël à tous. Avant les premières gelées, elle déposait un peu de paille au sol et la chaleur dégagée faisait comme une bouillotte à leurs pieds, bien douillette, pour affronter sereinement le gel. À l’automne aussi elle arrivait parfois, armée d’une affreuse paire de ciseaux métalliques, et leur coupait à tous, avec méthode, les branches qui dépassaient vers l’avant ou vers le haut, les obligeant à se ratatiner de peur, à se recroqueviller, à se densifier, au lieu d’allonger les bras vers leur dieu soleil. Il détestait ces moments-là autant que ses voisins sans doute et soupirait en constatant qu’elle ne leur voulait pas de mal, mais seulement les plier à ses désirs et aux formes qu’elle souhaitait, par cette opération, leur faire prendre : celles d’arbustes sagement alignés dans le jardin d’un pavillon normand.

Au début de ce printemps, il comprit que les choses ne se déroulaient pas vraiment comme prévues dans son catalogue génétique de construction. L’écart entre la description sur la fiche de plastique décolorée et sa réalité s’accentuait tous les jours. L’élégant « port semi-retombant », comment le montrer, avec les énormes feuilles du Photinia, bien plus vigoureuses que les siennes, qui masquent ses branchages ? La hauteur fictive de deux mètres, comment l’atteindre avec les rameaux touffus du Ceanote, qui s’appuient sans vergogne sur sa couronne ? Et quant à sa floraison, attendue ce printemps-là, comment attirer les nuées d’insectes prévus ? Les pauvres bouquets floraux qu’il arriverait, peut-être, à constituer, seraient ensevelis sous les flamboyantes pousses vermeilles du Photinia et masqués par les triomphantes gerbes bleues du Ceanote, transformé en ruche vivante.

Il désespérait et ruminait. Il lui fallait un coupable. Il en trouva une et la désigna. C’était elle, sa maîtresse, qui avait commis toutes les erreurs ! L’espacement, d’abord. Il était écrit noir sur blanc : distance de plantation : 1 m 50. Or, s’il regardait à gauche, 1 mètre tout au plus, en étant optimiste, le séparait du Ceanote. Du côté droit, c’était bien pire. 80 misérables centimètres l’éloignaient du Photinia. Et encore, c’étaient les distances de tronc à tronc. Les branchages de ses voisins, eux, s’étaient allongés de telle façon ces deux dernières années, qu’ils se rejoignaient au milieu, en son centre à lui, sans faire de son corps plus de cas que qu’un obstacle à franchir, comme s’il eût été transparent. Il ne parlait pas la langue de ces deux étrangers, n’avait aucun moyen de leur transmettre son indignation ni de communiquer son mal-être. Il revint aux erreurs accumulées par sa maîtresse : l’exposition, ensuite. « Soleil ou mi-ombre ». Quelle blague. Du soleil, il y en avait un peu le matin, d’accord. Mais tout était pris par ces voisins eux aussi avides de lumière, aux branches plus hautes et plus vigoureuses. Le reste de la journée, les rayons indirects le laissaient franchement dans l’ombre. Il la supportait, comme le suggérait sa fiche d’identification, mais savait bien quel en était le prix à payer : moins de croissance, moins de feuilles et, quand l’heure viendrait, moins de fleurs. Enfin, dernière faute commise par sa maîtresse, cette apprentie-jardinière si maladroite : il avait été planté bien trop jeune, en pleine terre, dans la haie, dans un minable petit trou de haie, avec pour unique rôle de combler ce vide. Un bouche-trou, voilà ce qu’il était. Entre deux arbustes plus âgés, qui avaient déjà pris leurs aises et leurs marques et ne firent jamais cas de lui. Il fallait être lucide : il ne pourrait jamais rattraper son retard et se faire une place au soleil.

Suite à ces considérations, l’arbuste déprima sec pendant les mois de printemps. Réduit à l’état végétatif, il laissa les branches nouvelles pousser sans y prêter attention, et ses feuilles au vert glacé soi-disant si élégant, quelle rigolade, se développer. Les premiers bourgeons floraux se formèrent, et ce qui aurait dû être une fête, une révélation – l’apparition de sa maturité sexuelle – se passa pour lui dans la plus profonde apathie.

L’été commença. Un matin, pas différent d’un autre, il s’éveilla dans les premiers rayons lumineux avec un sentiment nouveau. Ça suffisait maintenant, il avait assez déprimé. Il fallait prendre les choses en main. Ce jour-là, il prit conscience de ce qui pouvait être changé et de ce qui ne pouvait pas l’être : le monde se répartissait d’un coup en deux catégories. Bien sûr, s’il laissait libre cours à ses fantasmes, la paire de grands ciseaux de sa maîtresse fendait l’air d’un sifflement rageur, coupait, taillait, hachait, sectionnait, raccourcissait, sauvagement et sans fin, les branches concurrentes, jusqu’à ne laisser en guise de Photinia et de Ceanote que d’affreux moignons, émergeant timidement du sol, à respectivement 1 mètre et 80 centimètres de lui, et n’osant plus jamais, à l’avenir, s’en approcher. Il se rêvait aussi recouvert de nuées d’insectes. La faune à six pattes du jardin s’enivrait de son nectar sucré, se vautrait dans le pollen et saccageait ses étamines. Les fécondations se succédaient et toutes ses fleurs portaient les germes de la prochaine génération, qu’il disperserait dans la riche terre de son jardin. Il pourrait plus tard vieillir heureux en regardant ses rejetons grandir et fructifier à leur tour.

Tous ces scénarios, gratifiants, et surtout, consolateurs, il les avait passés en revue dans sa petite tête bien faite d’arbuste mal planté. Mais, ce matin-là, c’était différent. Une sorte de science infuse, une conscience aiguë de la situation, s’était emparée de lui. Un peu comme s’il se distanciait de lui-même et que d’en haut, il pouvait apercevoir son cadre de vie. Du ciel normand, il embrassait le terrain avec le pavillon en bordure. Son portail, la cour gravillonnée, la haie de cyprès sans intérêt côté rue. Sa jolie haie champêtre vers le fond du jardin. Vu d’ici, tout lui apparaissait clair et net. Il n’était qu’un modeste arbrisseau, doté des capacités de son espèce, ni plus, mais ni moins. Il était planté, donc, dans l’incapacité de se déraciner et d’aller se réinstaller deux pas en avant. Un peu éloigné de cette haie qui le bouffait, de ces voisins qui l’étouffaient, simplement pour vivre eux, à leur aise. Juste deux malheureux pas en avant, dans l’herbe tendre et surtout bien ensoleillée, sans personne pour lui dicter où faire pousser ses timides branches. D’en haut, il constatait l’impossibilité de sortir du rang. Il ne pouvait pas changer cet état de fait, malgré ses rêves les plus fous, et malgré leur répétition: les rêves n’avaient aucun impact sur la réalité. Il décida donc de se tourner vers les choses qu’il pouvait changer. En tant qu’arbuste, il avait deux axes de croissance, le vertical et l’horizontal. Il se concentra sur ces deux axes-là. Il poussa nutriments et hormones tout en bas, comme on étend un bras pour atteindre un objet. À force de volonté, ses radicelles atteignirent des réserves d’eau plus profondes et des zones humifères pures, dans des lieux qu’il n’aurait pas imaginé explorer, auxquelles Photinia et Ceanote n’avaient pas accès. Il confectionna ainsi une sève de qualité, aux sucs concentrés, qu’il envoya dans ses tiges les plus hautes, se faufilant entre les branches étrangères. Ses rameaux s’élargirent dans les moindres fentes de lumière, sortirent enfin au grand jour, sans plus d’obstacles entre eux et le soleil. Les belles feuilles au gracieux port retombant et à l’élégant vert glacé se déployèrent dans une splendeur naturelle et néanmoins méritée. Des groupes de fleurs ne tardèrent pas à s’y développer et les insectes butineurs à les repérer. Rien de ce qu’il faisait n’était hors-norme. Il réalisait simplement son potentiel d’arbuste, tel que décrit sur la fiche de plastique partiellement effacée par le temps. Il avait vaincu, au moins en partie, le manque d’eau et de lumière, par sa seule lucidité.

L’été suivant, la maîtresse de maison remarqua les délicates fleurs sur ce beau feuillage au port retombant. Elle les apprécia, et décida de donner un petit coup de cisaille à gauche et à droite, sur ces Photinia et Ceanote décidément trop vigoureux à son goût.

© Isabelle Lebastard