2014 11 22
Atelier d’écriture, musée d’Art et d’Histoire de Lisieux
Animé par Marie-Christine Gaudin
Visiter le musée, trouver une œuvre qui nous parle ou se laisser trouver par elle. Y faire venir le personnage imaginé cet été au château de Saint Germain le Livet et écrire une histoire à partir de là.
(durée : 30 minutes)
Germaine de Livet sur Dives trouvait très pratique cette petite chaise à porteur, glissée sous l’escalier du château. Elle permettait de se déplacer bien plus confortablement qu’en carrosse sur les chemins cahoteux du coin, pour se rendre dans les principaux lieux historiques du Calvados. Le jour et l’heure d’arrivée, voire l’année, n’étaient pas les mêmes que ceux du départ, mais cela ajoutait du piquant au voyage, et lui procurait d’agréables surprises. Elle pouvait également choisir de voyager sur place, dans son propre château. Germaine sourit encore à la pensée de ce jeune dandy, ce prétentieux ténébreux, dont elle avait guidé les pas cet été, dans les chambres et salons du premier étage.
Aujourd’hui, Germaine, habillée, corsetée et crinolinée, coiffée, ses beaux cheveux noirs ramassés sous un sage filet, s’apprêtait à sortir. Une petite visite à la grande ville voisine : Lisieux. Elle y allait environ une fois par semaine, toujours en chaise à porteur, et visitait régulièrement le dix-neuvième et le tout début du vingtième siècle. L’inconvénient dudit moyen de transport étant l’absence de choix précis dans le moment d’arrivée, mais elle n’allait pas faire la fine bouche. L’excitation de la découverte ajoutaient généralement à l’inconnu de l’aventure. Germaine choisit comme destination ce bel ensemble de maisons normandes du 16° siècle, à pans de bois, arrière-cour, savants colombages, bâties au bord de la Touques, un peu en périphérie de la ville.
La chaise cessa de vibrer. Germaine de Livet entrouvrit le petit rideau. L’environnement était assez sombre. Un concert résonnait, curieusement à la fois proche et loin, comme issu de ces gramophones qu’elle avait appris à identifier au début des années mille neuf cent. Une musique inconnue, plutôt de tonalités romantiques, et une voix humaine, dans une langue qu’elle ne parlait pas, d’origine russe ou prussienne, se mêlaient tout à tour. Elle entrouvrit la porte. Face à elle, dans une pièce sans fenêtre, une curieuse guirlande lumineuse, sans mèches ni réservoirs visibles. Un mot lui revint à l’esprit, la fée élec…. élec-ticité ou quelque chose comme ça. Au-dessous de ce pointillé de lumières, un espace rectangulaire, bordé d’un cadre noir, sur lequel s’animaient des images mouvantes, dans les tons noirs et blancs. Aussi incroyable que cela put paraître, les lignes et les courbes dessinaient des tableaux vivants, et la voix, abandonnant le prussien pour l’anglais, résumait une tragédie. Germaine n’était pas sortie de sa chaise que des images terribles l’agressèrent : des images de destruction, de mort, de désolation. Des champs de ruine dignes des prédictions bibliques, un horizon sans fin de malheur, avaient remplacé les maisons, les rues, les jardins de Lisieux. La voix invisible s’exprimait désormais en français. Hypnotisée, Germaine suivait le déroulement de ce drame, à venir pour elle et ses descendants, déjà passé lointain, souffrance archivée, pour les êtres de cette époque-ci. Que s’était-il passé ? Quelle horreur avait pu provoquer la destruction d’une ville toute entière, d’une ville de cette taille, aussi importante que Lisieux ? Germaine, le cœur battant, la nausée au ventre, les larmes aux yeux, ne voulut en savoir davantage. Elle referma le rideau de velours et s’enfuit, loin, très loin, vers son époque et ses certitudes.