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J 42. « Question de point de vue »

J 42. « Question de point de vue »

Lundi 27 avril 2020. Quarante-deuxième jour de confinement

12ème défi. L’anecdote en deux points de vue

Douzième défi d’écriture proposé à distance par Carole Lacheray, qui anime l’atelier d’écriture à Trouville-sur-mer. Découvrez son blog (http://osezecrire.blog.free.fr) ou la page Facebook (https://fb.me/osezecrire), puis n’hésitez pas à vous lancer vous aussi, et à partager.

Dans un premier temps, je vous propose de raconter, dans un court texte écrit à la première personne, une anecdote qui se serait produite pendant le confinement : une grosse colère, l’astuce qui a permis d’améliorer le quotidien, une découverte, une activité jamais envisagée etc…

Dans un deuxième temps, et donc un deuxième texte, la même anecdote sera racontée par un autre narrateur qui a été témoin de ce que vous venez de raconter. Sa version sera peut être différente…question de point de vue…

Bien entendu, et comme d’habitude, il s’agit d’une fiction, je compte sur votre imagination !

Question de point de vue

Amanda Ripley

Ma mère a disparu il y a quinze ans. Je ne l’ai jamais revue. Aujourd’hui, je viens d’apprendre qu’on a retrouvé sa trace, très loin d’ici, et qu’on a repéré l’endroit où elle a été aperçue pour la dernière fois. Alors j’ai tout lâché, immédiatement : télétravail, enfants, mari, et me voici devant cette lourde porte, prête à affronter l’inconnu, prête à résoudre quinze années de doutes et de questionnements. Un peu rouillée, la porte grince en coulissant. Devant moi s’ouvre un couloir, sombre et bas de plafond. Peu engageant, à vrai dire. J’entre. Il me faut progresser légèrement baissée. La visibilité est quasi-nulle. Une première, puis une seconde bifurcation apparaissent. Je dois choisir un chemin parmi un dédale de galeries. Maman, qu’est-ce que tu es venue faire ici ? Je ravale ma salive et dompte comme je le peux une claustrophobie naissante. De plus vastes couloirs se déroulent. Une lumière blanche filtre désormais à travers des persiennes, accompagnée de fins nuages de vapeur. Partout, un enchevêtrement de tubes, de tuyaux coudés, de boulons surdimensionnés, de grilles et de plaques tapissent ces couloirs métalliques. Des bagages abandonnés gênent le passage, valises ouvertes ou béantes dont le contenu se répand sur les plaques de chantier qui vibrent sous mes pas. Quelques salles, une petite cafeteria, un coin repas, apparaissent au détour d’un couloir. Leurs occupants ont déserté les lieux il n’y a pas si longtemps. La machine à café, oubliée, est restée allumée. Tasses et gobelets vides, plus ou moins renversés sur les tables, accumulés sur les mange-debout, se mêlent aux canettes et assiettes jetables. Je ne comprends pas où je suis. Un étau me serre la gorge. Une angoisse diffuse remonte de mon bas-ventre à mon thorax, appuie sur mes poumons. Je m’arme de courage et continue d’avancer, à la recherche de ma mère. Je suis venue ici pour ça, après tout. Un passage étroit, que je ne peux franchir qu’accroupie, progressant à quatre pattes comme un rat dans une conduite d’aération, arrive presque à m’anéantir. Et soudain, je débouche dans la salle principale de l’aéroport. Spectaculaire. Dimensions grandioses. Architecture réussie. Larges escaliers, tapis roulants, détecteurs rayons X, portes d’embarquement. Pas âme qui vive. Des indices d’abandon : graffitis sur les portes, panneaux publicitaires pâlis, bornes renversées, terminaux éteints. Les anciennes destinations sont encore affichées. Elles appartiennent à un passé proche, mais qui me semble pourtant lointain, témoins figés d’une époque disparue. Je balaye, saisie, la salle des yeux, puis bascule la tête en arrière. Les larges piliers du terminal principal de l’aéroport Sévastopol se ramifient en membrures délicates qui s’élancent vers le ciel et se croisent au sommet de la voûte céleste, comme dans une cathédrale de verre. À l’extérieur, la nuit. Une nuit étoilée, dans laquelle une multitude d’astres brille tels des joyaux déposés sur un velours noir, dense et somptueux. Je ne peux retenir mon émotion et l’exprime par un long waouh en direction de ce plafond étoilé.

Mickaël Bodaud

J’ai bien réfléchi avant de l’acheter. Presque toutes mes économies allaient y passer, je le savais, alors j’ai pesé le pour et le contre. Tout ce que j’avais mis de côté à la sueur de mon front pour mes vacances d’été. Mais la plage, il paraît qu’on pourra pas y aller. Et puis, les campings risquent d’être encore fermés en juillet à cause de ce maudit virus. Sans compter que deux mois passés avec mes parents, ça va, mes vieux sont cool, mais là j’en peux plus, vraiment. Lundi, le paquet est arrivé par la poste. Pas de Chine, heureusement, sinon je l’attendrais encore longtemps. Le packaging est superbe et la boîte noire d’un design extra. L’objet en lui-même est un vrai bijou, je ne vais pas le casser tout de suite, celui-là. J’ai passé trois jours à tout configurer et le meilleur moment de ces deux mois de confinement, je peux vous le dire, ça a été quand ma mère a voulu tester l’engin. « waouh », a-t-elle crié quand elle est arrivée dans le terminal de l’aéroport Sévastopol, son casque de réalité virtuelle sur la tête, debout entre le fauteuil Ikea, la télévision et le canapé, visage tourné vers le plafond du salon. Quand je pense que mes parents ont toujours méprisé les jeux vidéos, auxquels je joue depuis mes douze ans, trop violents à leur goût. Je n’ai pas résisté au plaisir de la prendre en photo, en flagrant délit, tiens, ça fera une preuve pour quand elle me critiquera. Ma mère, Christelle Bodaud, la quarantaine bien entamée, femme au foyer, a commencé sa mission en tant qu’ingénieur Amanda Ripley, à la recherche de sa mère sur le vaisseau Torrens, le plus sérieusement du monde. Je vous dis pas la tête qu’elle fera lorsque le premier alien lui tombera dessus. Faudra absolument que j’arrive à faire une photo à ce moment-là.

Isabelle Lebastard